Je n’arrive pas à m’écarter de l’esprit l’idée que j’ai réalisé cet accompagnement vidéo du spectacle de Chloé Sainte-Marie comme si c’était un film, un authentique film allusif de 100 minutes. Ce qui recoupe mon obsession de la dernière année à savoir de prétendre que je fais plus que jamais du cinéma bien que mon travail se développe dans la marge, totalement à l’écart des cadres du «cinéma» au sens classique du terme. C’était le cas avec les performances Exercices d’animation, avec l’installation et l’ensemble du projet Seule la main. Toute ces entreprises tentent de répondre au problème de comment maintenir le «cinéma» comme idée centrale dans le radicalement multiple, dans une constellation fragmentée d’images.
Dans le cas qui m’occupe aujourd’hui, le spectacle de chansons de Chloé Sainte-Marie, la fragmentation se manifeste d’abord par l’organisation « une chanson après l’autre» à laquelle mon travail a inévitablement dû s’ajuster. Cette organisation est extrêmement rigide et codifiée. Elle correspond d’une part à la matière même de ce type de spectacle et à la nature de sa mise en forme. Elle correspond, d’autre part, à des attentes du public. Tout cela est consolidé au niveau des éclairages par le passage au noir après chaque chanson. C’est le signal attendu pour les applaudissements qui scandent ainsi la division du spectacle en petits blocs autonomes et lui donne un caractère encore plus implacable.
Dans le cas présent, cette parcellisation du temps est en tension avec une autre dimension qui joue en sens inverse. Dans le spectacle de Chloé Sainte-Marie, les textes entre les chansons forment un ensemble construit avec un propos qui se développe de façon continue dans le cours du spectacle, où se chevauchent un thème intime ayant trait au décès récent de Gilles Carle, le conjoint de Chloé Sainte-Marie, et un thème social et historique, la condition amérindienne. C’est évidemment à ces thèmes que je me suis raccroché pour construire mon «film sous-jacent», en amont de la scansion des blocs-chansons.
Le deuxième facteur de fragmentation était constitué par la scénographie composée de deux «surfaces de projection» asymétriques aux formes irrégulières. La chose était aggravée (si je puis dire) de deux façons. Premièrement, la différence de rapport hauteur/largeur entre les deux «écrans» les répartissait de part et d’autre d’un seuil quant à la possibilité d’y inscrire une image relativement autonome. Alors que l’«écran» de gauche avait une hauteur suffisante qui permettait de définir une image avec une certaine complexité d’organisation formelle, l’«écran» de droite était nettement trop allongé pour faire la même chose et ne pouvait recevoir que la trace parcellaire d’une image, sans forme définie. Donc non seulement je devais composer avec deux images mais leur potentiel figuratif n’était pas du tout le même. Deuxièmement, le positionnement de ces deux «écrans» n’est pas constant, il dépend étroitement des possibilités de chacune des scènes où le spectacle est présenté. En conséquence, l’écran de gauche était l’écran principal où devait se trouver la définition thématique d’une «image donnée» alors que l’«écran» de droite» ne pouvait servir qu’à des réponses texturales et colorées à la structure de l’écran principal et ce dans un rapport flottant au niveau du positionnement.
Le défi de ce singulier dispositif était que l’«écran» de droite, très fragmentaire, réussisse, en se mettant en résonnance avec l’«écran» de gauche, à induire dans l’Éil du spectateur une image virtuelle beaucoup plus grande, une entité proprement invisible, dont les deux parties visibles sur les écrans ne seraient que des fragments. D’où l’importance d’une troisième surface de projection, le corps même de Chloé Sainte-Marie, encore plus fragmentaire, qui à certain moment clef du spectacle pouvait donner à cette «entité invisible» un surcroit de présence et de force, verrouiller l’image invisible et l’amener au seuil de la perception consciente. Un tel dispositif figuratif dont seulement des fragments étaient visibles ne pouvait en effet agir que de façon subliminale, en deçà de la conscience des spectateurs, ce qui convenait tout à fait à la situation, étant donné que l’attention devait constamment rester sur la chanteuse. Pour la même raison, le traitement du temps devait également avoir un caractère subliminal et ne s’adresser qu’à la vision périphérique des spectateurs, donc reposer sur des événements minimes qui s’étalent dans des durées très longues de sorte que la construction soit presqu’imperceptible.
C’était un ravissement pour moi que de travailler ainsi. Je pouvais, et devais, faire ce que j’aime faire, travailler avec des «presque rien» dans des développements très lent. D’une telle approche résultent normalement des continuités cinématographiques qui demandent une ascèse du regard auquel très peu de gens acceptent d’accéder. Donc, ça donne des films réputés difficiles qui ne sont presque pas vu (c’est le cas de mon dernier film Triptyque). Dans le cas de ce spectacle, j’avais l’extraordinaire liberté de pouvoir travailler ainsi de façon extrêmement radicale sans que ça nuise nullement à l’accessibilité de l’ensemble, précisément parce que, dans les circonstances, mon travail devait rester dans le «périphérique», le subliminal, et l’invisible, ce qui, je crois, a permis de donner aux projections une grande force imperceptible. Éa agit même si on ne s’en rend pas compte. J’ai trouvé intéressant que les critiques ont, dans l’ensemble, souligné que les images projetées «ne nuisaient pas» mais souvent en utilisant pour décrire la performance de Chloé Sainte-Marie d’images qui justement venaient des projections, celle du feu par exemple. J’étais secrètement satisfait de tels commentaires qui ne sont pas tout à fait des compliments.