Seule la main… – notes

Au bout du compte, je crois que ce qui m’intéresse vraiment dans la phrase de Seule la main… («seule la main qui efface peut écrire la vérité») c’est d’avoir pu en extraire ce titre, qui finalement vaut par lui-même. Mais je ne peux affirmer cela qu’après coup. Mon attrait initial pour cette phrase, lorsque Hervé Joubert-Laurencin m’a fait part de la conférence du professeur Ottola, c’est qu’à travers l’expression d’un paradoxe (effacement et vérité), elle décrivait ce que je fais cycliquement en animant en direct avec les feutres à effaçage à sec (dessiner-effacer-dessiner- etc.) et qu’ainsi elle constituait potentiellement une prise de position par rapport à l’animation.

Il y a toute une constellation de significations qui vibrent autour de ce lien entre «effacer» et «écrire la vérité». «Effacer» peut vouloir dire épurer, enlever le superflu pour qu’il ne reste que l’essentiel, la vérité. Plus radicalement, ça peut vouloir dire qu’il n’y a de vérité que lorsque tout est effacé, c’est-à-dire que la vérité c’est la place vide, le point zéro de toute activité humaine, lorsque tous les contraires s’annulent. Ou encore, on peut tout reporter dans le domaine des potentialités et entendre «seule la main qui peut effacer peut écrire la vérité», c’est-à-dire que la vérité n’est possible que pour la main qui a le pouvoir du geste contraire, et même que la vérité n’est que potentialité, pouvoir écrire la vérité et tout autant pouvoir ne pas…(comme chez Bartleby). Ou encore, on peut aussi entendre qu’une élimination des discours passés, une sorte de tabula rasa, est nécessaire à l’apparition d’une vérité, irruption de quelque chose de radicalement nouveau (ce qui n’est pas la même chose que l’épuration mystique du superflu et de l’accessoire).

Dans tous les cas, c’est un jeu avec le vide. Ce qui me rappelle la célèbre phrase de Norman McLaren (en n’oubliant pas d’inclure la rature très significative qui est presque toujours effacée lorsque cette phrase est citée) :

  • Animation is not the art of DRAWINGS-that-move but the art of MOVEMENTS-that-are-drawn.
  • What happens between each frame is much more important than what exists on each frame.
  • Animation is therefore the art of manipulating the invisible (that) interstices that lie between frames.

Comme je l’ai développé ailleurs (Corps, langage, technologie, Les 400 coups 2006, p. 110), le «that» qui était biffé sur la note manuscrite qu’André Martin (encore lui !) a vu épinglé sur le babillard de McLaren (et qui a été reproduite dans la revue Cinéma 57 – no 14), montre que ce dernier était venu tout près de décrire l’animation comme «the art of manipulating the invisible that lie between frames», donc littéralement comme un jeu avec le vide. C’est quant même ce que dit la phrase épurée, mais ce qui semble avoir été l’intention initiale était plus radical.

En resituant la phrase («seule la main…») dans un contexte matériel de prolifération des images qui est le propre de l’animation (en effet l’effacement n’y est jamais définitif mais est plutôt un moment transitoire et récurrent dans une chaine d’actions –effacer/dessiner – qui permet d’instituer le flux animé), se constituait une autre couche de paradoxe qui fait contrepoids à une interprétation en terme d’épuration mystique de l’accessoire. La prolifération des langues (potentiellement toutes les langues du monde), qui est venue ensuite, allait dans le même sens. Le but n’était pas d’abolir la constellation de sens qui entoure cette phrase mais de lui donner dans ce contexte un centre de gravité différent où le geste d’effacer apparaît comme la condition de l’apparition du mouvement illusoire de l’animation qui, par un jeu avec le vide (avec l’invisible), prend la place fugitive de «la vérité». À la fois, cela matérialise le sens de la phrase et donne aux gestes d’animer une résonnance philosophique. À un premier niveau, cela constitue une description d’une certaine façon de faire (plumes feutre à effaçage à sec) qui m’est personnelle. Mais cela dit également quelque chose de l’animation en général et c’est fondamentalement ce qui se joue dans le cadre de mes performances et de l’installation qui va suivre.

Cela désigne donc une conception de l’acte d’animer fondée sur la destruction des états précédents par opposition à une conception axée sur la préservation fluide de la continuité (ou plutôt de l’apparence de la continuité). Il y a historiquement des techniques d’animation qui procèdent effectivement par effaçage, élimination, destruction partielle ou entière de la phase précédente dans la suite des états d’image qui permettent synthétiquement l’institution d’un mouvement. C’est le cas par exemple des animations de papiers découpés, de marionnettes, d’objets, de plasticine, de peinture sur verre, d’altération de dessins au fusain ou au pastel. Face à cette constellation de techniques destructives, se dresse le dessin animé classique (dite «animation sur cellulos») où les dessins successifs conservent leur existence matérielle ce qui est essentiel pour la division du travail entre dessins-clefs et «in-betweens» et qui permet une vérification méticuleuse de la qualité du mouvement avant même le tournage. Ainsi l’acceptation du danger (pour reprendre un mot d’André Martin, «les dangers de l’animation»)) et l’esprit d’aventure inhérents aux autres techniques, y est écartée.

Il est remarquable que ces techniques destructives ont été diversement pratiquées, d’abord à l’époque des débuts du cinéma et du cinéma d’animation, avant sa standardisation par le système des studios, et ensuite au moment de l’explosion créative de l’animation moderne de l’après Deuxième guerre mondiale, tel que théorisé par André Martin sous le vocable «cinéma d’animation». Cependant, même si cette bipartition des techniques est repérable historiquement et qu’elle recèle la potentialité de la conception radicale de l’animation qui se profile derrière la phrase «seule la main…», on ne peut en conclure que la pratique de telle ou telle technique entraine automatiquement une adhésion à «l’idée de l’animation» sous sa forme la plus radicale. Les praticiens des techniques destructrices se sont le plus souvent inventés toute sortes de trucs et de béquilles pour conjurer les risques de la discontinuité et assurer les conditions d’un mouvement fluide, pour prendre le parti du continu. À l’inverse, dans un important article de Cinéma 65, André Martin montre comment John Hubley, tout en mobilisant tout le savoir faire de l’animation classique américaine, prend le parti de la radicalité de «l’image par image» en élaborant son style autour de l’étape des «flimsies (dans la pratique des grands studios, les «flimsies» constituent l’étape initiale du processus où il n’y a que le dessin brut sur papier, plein de scories, avant le processus de standardisation et de polissage qui mène au rendu final, tracé et coloré sur acétate).

Bref la phrase «seule la main qui efface peut écrire la vérité» pointe , par l’affirmation de la main et de l’effaçage comme condition de la vérité, vers la radicalité de «l’idée de l’animation», l’image par image considéré sous l’angle de sa constitution radicalement discontinue. Elle désigne en cela l’essence raréfiée et ascétique de l’animation lorsque tout le superflu est écarté, sa vérité – et par conséquent, la vérité du cinéma.

Ceci est un extrait d’un texte plus long. Voir ici pour le consulter.