Le projet «Têtes» a consisté à publier sur mon profil Facebook au moins un dessin de tête tous les jours pendant une année entière, du 3 aout 2014 au 2 aout 2015. En novembre 2017, les Éditions de L’Œil ont publié à Paris un livre incluant les 445 dessins de ce projet.
Un peu à la manière de l’art postal, il s’agissait d’un envoi artistique expédié à des destinataires en tirant avantage d’un système de communication existant, Facebook en l’occurence et, à l’occasion, Twitter, plutôt que les services postaux. Il y avait cependant deux différences majeures. Premièrement, les œuvres expédiées étaient virtuelles, il s’agissait de copies numériques de dessins faits à la main et dont je gardais les originaux. Deuxièmement, les destinataires étaient multiples, leur nombre exact restait indéterminé, avec en plus une incertitude quant à l’identité exacte de ces destinataires. À cet égard, ce projet avait aussi à voir avec l’art public. Des œuvres sont placées quelque part et quiconque passe par là peut les voir. Même si j’étais en relation directe avec plus de mille amis Facebook, rien ne m’assurait que les dessins allaient se retrouver sur le fil de nouvelles de chacun d’entre eux. En outre, lorsque certains partageaient de mes dessins avec leurs propres amis, ces derniers échappaient à ma constellation personnelle pour aller dans des zones qui m’étaient étrangères. En conséquence, si d’une part la circulation de mes envois pouvait être limitée par l’algorithme de Facebook, elle pouvait, d’autre part, être amplifiée par les décisions de partage. De toutes les façons, ce dispositif échappait à mon contrôle. Je pouvais suivre l’évolution des mentions «j’aime», mais j’ai vite compris que ce n’était que la pointe de l’iceberg. Ce qui m’intéressait le plus, c’était de rencontrer des gens qui, bien que ne s’étant jamais manifesté par des «j’aime» ou des commentaires, me confiaient qu’ils attendaient les nouvelles têtes tous les matins.
Pourquoi des têtes?
Premièrement, parce que depuis quelques années, «les têtes» étaient devenues un thème récurrent de mon travail. J’avais d’abord fait une série de têtes sous le titre de Tropismes en hommage à l’écrivaine française Nathalie Sarraute. D’autres séries ont suivi, dans le même esprit (Boucliers intérieurs, titre qui renvoie à Henri Michaux). Il y a eu ensuite des performances, également sous le titre de Tropismes et, finalement, le film Tu ressembles à moi, qui se décline aussi sur le thème de la tête. L’ensemble de ces travaux tirait son origine de la forte impression que m’avait faite la lecture de l’œuvre complète de Nathalie Sarraute, il y a trois ans. D’autres vecteurs d’influence se sont par la suite manifestés dont, d’une part, les textes d’Émmanuel Lévinas sur le visage, dans son livre Totalité et infini et, d’autre part, certaines des courtes histoires de l’œuvre tardive de Samuel Beckett qui m’avaient beaucoup marqué dans les années 80 et qui me sont revenues en mémoire à l’occasion de cette série de dessins. Et, bien sûr, il y avait sans conteste l’œuvre picturale et littéraire de Henri Michaux :
« En attendant, viennent quelques personnages et des têtes, irrégulières, inachevées surtout.
Tiens ! Pourquoi pas des plantes, des animaux? Dans tous les inachèvements, je trouve des têtes. Têtes, rendez-vous des moments, des recherches, des inquiétudes, des désirs, de ce qui fait tout avancer, et tout combine et apprécie… dessin y compris. Tout ce qui est fluide une fois arrêté devient tête. Comme têtes je reconnais toutes les formes imprécises.. »
Henri Michaux, Emergences – Résurgences, p.22, Les sentiers de la création, Skira 1972.
Deuxièmement, il en allait aussi du caractère de place publique de Facebook – de fausse place publique devrais-je dire, étant donné les procédures opaques dans la constitution individualisée des fils de nouvelles. Cela fait que tout le monde ne voit pas la même chose et que la distribution est hautement inégale. Néanmoins, il s’agit bien d’un lieu où des gens se croisent virtuellement, comme des passants sur les trottoirs d’une ville, un peu au hasard des déambulations personnelles et des règles de circulation du système. Ainsi, il m’a paru intéressant de lâcher, chaque jour, dans cet espace ambigu, des dessins de têtes qui se mêlent ainsi au flux aléatoire des passants et qu’un nombre variable de personnes puisse les croiser et puisse se sentir interpelé par ces regards insolites. Il importe de préciser qu’il ne s’agit pas de portraits, mais bien de références génériques à la silhouette humaine et au schéma du visage, des quidams perdus dans la foule, nés du hasard des taches et des lignes qui émergent du parcours de ma main sans nulle recherche de représentation ou de ressemblance. Je visais à ce que la récurrence quotidienne de ces têtes crée une présence muette et obstinée, étrange mais familière, dans l’univers bigarré et artificiel de Facebook.
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L’influence de Sarraute se retrouve bien évidemment dans le fait que ces dessins ne représentent pas des subjectivités psychologiques. De la tête et du visage, on ne trouve que de vagues références, une silhouette et la marque plus ou moins perceptible des traits fondamentaux du visage. Rien de plus n’arrive à émerger. Ce qui s’y joue n’est pas de l’ordre de la ressemblance ou de la psychologie, mais plutôt d’une exploration de la force anonyme du regard et d’une tension entre la forme et l’informe.
Ce sont des dessins faits à l’encre de chine, un médium que j’avais beaucoup pratiqué lorsque j’étais un jeune artiste, puis que j’avais abandonné pour aucune raison particulière. Il n’était pas évident de retrouver d’emblée, après de longues années, la même impulsion physique et mentale et je n’allais pas me mettre à imiter mes dessins d’il y a cinquante ans. Mais le geste même de renouer avec un fil de jeunesse avait de l’importance, même s’il ne pouvait se présenter que sous la forme d’une nouvelle exploration.
Le déclic est venu d’un dessin de circonstance fait pour l’anniversaire d’un ami. Ce fut en quelque sorte le dessin zéro de ce projet. En rupture avec les séries qui avaient précédé (par exemple, Tropismes fait au pastel sec), j’ai immédiatement écarté la couleur pour m’en tenir aux encres noires et parfois à l’encre blanche. On y trouve de minimes variations chromatiques liées à l’usage alterné d’encre de chine, d’encre acrylique ou d’encre aquarelle, mais nulle velléité de «peinture». C’est le dessinateur en moi qui a pris le dessus. Cela a commencé par du travail au pinceau, à la plume, et à la pipette. Puis se sont ajoutés des lavis occasionnels et beaucoup de jeux d’impression à l’aide de papiers texturés imbibés d’encre. Ces techniques se sont combinées de toutes les façons possibles, mais c’est la plume et les impressions qui ont fini par dominer.
Les dessins se faisaient souvent à partir d’un trait de contour définissant une silhouette, et parfois à partir d’un magma informe et proliférant qui cherchait un contour. Les marques du visage – les yeux, le nez et la bouche – n’étaient jamais le point de départ. Le plus souvent ils ne surgissaient que de façon ultime, comme moment final de la recherche d’une tête. Quand la tête était trouvée, je passais à la suivante. Certains jours, il ne m’était pas possible de dessiner, lorsque j’étais en voyage par exemple. Pour assurer une mise en ligne quotidienne des dessins, il fallait réaliser plusieurs dessins en rafale quand cela était possible, d’où l’apparition de mini séries, facilement identifiables au sein du développement d’ensemble du projet.
Note du 10 mai 2015
Aujourd’hui, j’ai terminé la série de dessins «têtes». Le dernier porte le numéro 445. À ce nombre, cela permettra de continuer de publier les dessins chaque jour sur Facebook et Twitter jusqu’au 2 août 2015, à raison d’un dessin par jour sur semaine et de deux le dimanche, tel que je le fais systématiquement depuis septembre 2014. Cela permettra également d’enclencher une sorte de sprint final pendant le dernier mois du projet. Du 3 juillet au 2 août, il y aura deux dessins de tête chaque jour.
Ce n’était pas prévu ainsi. Quatre cents dix neuf dessins auraient dû suffire pour compléter le projet. Cependant, lorsque j’ai senti la fin approcher, le processus a changé de nature et de nouvelles exigences sont apparues. Il m’a semblé qu’il ne m’était pas possible d’arrêter bêtement lorsqu’arriverait à la dernière journée et il s’est imposé peu à peu que la série devait aller vers une fin organique, cohérente avec l’ensemble des dessins. Au début, il était suffisant pour moi que cela avance selon une sorte d’errance ouverte. Le défi était d’aller de l’avant sans trop me répéter. La progression se faisait selon des avancées soudaines dans des directions apparues de façon souvent fortuite, entrecoupées de moments de latence, à la recherche d’une nouvelle ouverture. Ce processus virtuellement infini s’alimentait également d’un effet de rétroaction lié à l’écart temporel entre le jour du dessin et celui de la publication. Au moment de la mise en ligne, je revoyais les dessins antérieurs. Ce constant rappel du passé agissait sur la suite de mon travail. Cela donnait un caractère un peu circulaire à un mouvement que j’aurais d’ailleurs pu poursuivre jusqu’à ce qu’il s’épuise de lui-même.
Mais j’avais décidé que le projet durerait précisément une année. Au moment de cette décision, la fin me semblait hors de portée. Tout l’effort consistait à tenir le rythme et à aller de l’avant sur une aussi longue durée. Un changement de régime s’est imposé de lui-même vers le trois cent cinquantième dessin, qui a forcé une focalisation. J’ai passé les derniers mois à chercher une fin, ce qui s’est avéré ardu. J’ai commencé en instaurant une organisation rythmique plus marquée et plus calculée dans la série, espérant que cela pourrait favoriser l’émergence d’une conclusion possible. L’idée d’aller vers un effacement est apparue assez tôt, mais elle me paraissait superficielle si elle n’était pas mise en contexte. Ainsi, pour qu’elle devienne acceptable, il a d’abord fallu que le grouillement intérieur des têtes déborde dans l’espace environnant qui, jusque-là, était resté vierge d’interventions. Les têtes ont pu donc s’estomper dans un champ traversé de grands mouvements bouleversants. Une bonne vingtaine de dessins supplémentaires ont été nécessaires pour y arriver.
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