Cet événement a pour moi une importance particulière du fait que Karl Lemieux fonde ses performances essentiellement sur le film 16mm. Il procède par manipulation en direct de film 16 mm dans une batterie de trois projecteurs projetant sur un même écran. Cela inclus des interventions peintes sur la pellicule, des méthodes de défilement non orthodoxe du film et des destructions de film par brûlure dans le faisceau lumineux. Il semble donc assez naturel de projeter de la gravure sur pellicule en direct en superposition avec les images de Karl sur le même écran.
Mais l’intérêt de la chose n’a pas qu’à voir avec le fait qu’il s’agisse dans les deux cas de travail sur et avec la pellicule. L’entreprise de Karl Lemieux (et de ses amis, notamment au sein du collectif Double négatif) a des résonnances historiques plus profondes. Son travail présente en quelque sorte une posture inverse de la mienne. J’ai abandonné le travail avec la pellicule parce que j’ai eu le sentiment que le cinéma sous sa forme canonique avait perdu sa situation hégémonique retirant du même coup à mon activité de gravure (ou plutôt de «rayure» car j’ai toujours vu ces incisions sur le film du point de vue de leur action destructrice) son caractère délinquant. Par contre, si je comprends bien, Karl Lemieux s’est volontairement limité à l’utilisation de la pellicule pour la même raison, c’est à dire parce que la technologie argentique est en voie de devenir périmée. Il se situe d’emblée, délibérément dans le mode des «restes archéologiques du cinéma» (en développant la pellicule 16mm à la main dans une baignoire, en travaillant sur des tireuses optiques sauvées de la casse, etc.). Je suis complètement à l’aise avec ça et c’est ce qui me permet de donner un sens à notre association dans cette performance.
Cela a évidemment une portée complètement différente, pour un jeune cinéaste comme Karl, d’aborder le «cinéma» dans le procès de sa disparition technique que, pour moi, de continuer malgré tout la même pratique de gravure sur pellicule que je poursuivais depuis plus de trente ans. Autant il y a dans son parti-pris (sauver et détruire la pellicule dans un même mouvement) un défi fulgurant à l’endroit de l’Histoire, autant il y aurait eu, quelque aient été mes intentions, un inévitable parfum de nostalgie si je m’étais accroché à mon travail coutumier. Je ne pouvais qu’avoir l’air d’un vieux cinéaste qui continue à faire la même chose. Le «plaisir pervers de dériver dans l’histoire sur mon radeau technique périmé» m’était inaccessible sinon sous la forme d’un fantasme personnel intransmissible. La seule fulgurance possible pour moi était donc de faire un saut acrobatique dans le numérique tout en portant avec moi la marque de trente cinq ans de dissidence cinématographique.
C’est dans cette perspective que je me sens à la fois très proche et très loin de la démarche de Karl. Et c’est uniquement dans cette perspective que, me semble-t-il, notre association dans une performance commune a un sens et que le retour intempestif de la gravure sur pellicule en direct dans mon travail est providentiel et illuminant.
Ceci fait partie d’un texte plus long