Réponses aux questions d’Olivier Cotte sur la gravure sur pellicule (18 mars 2018)
Dans quelle mesure l’influence de McLaren a-t-elle jouée sur ton travail?
L’influence de McLaren sur mon travail a été majeure particulièrement en ce qui a trait à la décision d’opter pour la gravure sur pellicule. En fait sans la découverte de cette technique à travers les films de Norman et sans son aide, directe et personnelle, je ne serais probablement jamais devenu cinéaste d’animation. J’aurais poursuivi mon chemin d’archéologue. L’origine de ma carrière est en totale adéquation, indissociable de la rencontre avec cette technique à travers Norman McLaren et Len Lye. Stylistiquement, j’ai été assez peu influencé par McLaren (beaucoup plus par Len Lye par exemple). Mais pour ce qu’il en ait du rapport avec la technique et la technologie, d’une pensée de la technique, l’influence de McLaren reste pour moi majeure encore aujourd’hui, et ça passe par la gravure sur pellicule et pas seulement dans les limites de ma pratique de cette technique mais dans l’ensemble de mon travail cinématographique. Voir à ce sujet mon texte Question de filiation dans le livre «Dessinéastes, Norman McLaren/Pierre Hébert» Éditions de l’œil, Musée-Chateau de l’Aglomération d’Annecy, 2014 (http://pierrehebert.com/fr/publications-fr/textes/questions-de-filiation/)
A côté du grattage, tu as aussi réalisé des films s’appuyant sur la perception cinématographique. Parles-moi du rapport entre les deux approches s’il te plaît.
Dans la mesure où l’animation gravée sur pellicule constitue, si on veut bien la voir ainsi, une bordure extrême du domaine du cinéma d’animation et du cinéma tout court, le point le plus aigu où la structure image par image du flux cinématographique éclate et devient visible sur l’écran dans sa discontinuité radicale et constitutive, c’est le point donc, à mon avis, où le cinéma d’animation et le «cinéma» tout court se confondent, où selon l’expression d’André Martin «il n’y a pas deux cinéma, il n’y a pas d’autres aventures du cinéma». Sur le plan le plus général, voilà ce sur quoi se fonde ma pratique composite. Ainsi, la gravure sur pellicule apparait comme le point extrême d’un continuum qui va jusqu’à la prise de vue réelle, passant par toutes les formes diverses d’animation, toutes les formes d’altération de la durée. Presque tous mes films sont des variations sur la combinaison de différents éléments prélevés dans ce continuum, jouant sur les écarts entre ceux-ci, dans des constructions où la gravure sur pellicule a souvent joué le rôle d’un pivot dans le cadre d’un rapport de polarité, particulièrement avec les images de prise de vues réelles.
Dans Souvenirs de guerre, il y a l’ajout de la couleur traitée comme illustrative. Comment as-tu réalisé cela techniquement? (surtout qu’il semble que tu aies utilisé des masques pour remplir des formes)
Sur le plan technique, «Souvenir de guerre» a constitué un point tournant. Si on exclu «OpHop», qui est un cas à part, il s’agissait de ma première utilisation du grattage sur pellicule 35mm et de ma première utilisation de la couleur. Dans la mesure où c’était un projet fondamentalement narratif, une certaine précision était nécessaire tant sur le plan de la stabilité de l’image que de la gestion des couleurs. J’ai d’abord tenté de colorer les images gravées avec des encres de couleur. J’ai été insatisfait sous deux angles. Premièrement, l’application des encres sur les surfaces gravées donnait au niveau de la bande originale des résultats spectaculaires mais tout devenait terne après le tirage de copies et je recherchais pour ce film des couleurs très saturées. Deuxièmement, la juxtaposition de couleurs différentes était très difficile à maîtriser. Alors, j’ai été mené à m’inspirer de la façon dont Picasso faisait des impressions polychromes à partir d’une seule plaque de linoléum gravée par étapes successives. J’ai eu l’idée de graver sur une seule bande en étapes successive, en commençant par un travail au trait et en continuant en évidant successivement les surfaces qui allaient être colorées différemment. Entre chaque étape, je tirais une copie sur pellicule noir et blanc à haut contraste. Il en résultait une série de masques et de contre-masques qui permettaient, sur une caméra optique, d’isoler successivement les diverses surfaces et de les colorer optiquement avec des filtres de couleur. Je pouvais ainsi obtenir des couleurs très saturées et je pouvais juxtaposer ces couleurs sans bavures. J’ai fait jusqu’à douze expositions différentes dans certains plans de Souvenir de guerre. J’ai continué à utiliser cette technique dans tous les films suivants des années 80 (Étienne et Sara, Le métro, O Picasso, et Adieu Bipède). Cela était également rendu possible par le contexte de production très particulier de l’Office National du Film du Canada. Cela supposait aussi une collaboration très serrée avec un caméramen de caméra optique. C’est ainsi que pendant les années 80, Michael Leary a joué un rôle très important dans mon travail. Cela n’a plus de sens aujourd’hui car, d’une part, il n’y a presque plus de tireuses optiques qui soient accessibles, et d’autre part, il est possible de faire la même chose avec la technologie numérique avec beaucoup moins de limitations techniques.
En quoi la petitesse du cadre influe-t-elle sur le style graphique et dynamique?
La petitesse de l’image (de la surface à graver) est un élément fondamental de cette technique quautant en 16mm qu’en 35mm. Il en résulte à la fois des images très brutes et très puissante graphiquement, une instabilité caractéristique de la suite des images, et la nécessité d’une discipline physique très particulière de la part de l’animateur. En effet, la combinaison de la petitesse de la surface à graver et de la dureté de la couche d’émulsion qui oppose une résistance parfois importante au geste de l’animateur (comme dans le cas des émulsions noir et blanc, particulièrement dures) rend nécessaire un équilibre précaire entre la poussée et le retenue du geste de graver. C’est dû à ce facteur de petitesse que le travail en 16mm ou en 35 mm entraine deux approches très différentes avec des résultats nettement distincts. C’est pour cette raison que j’ai toujours continué à travailler sur les deux formats. Pour moi, le travail en 35 mm n’a jamais disqualifié le 16mm. C’est pour cela que j’ai toujours considéré que le travail (remarquable en l’occurence) de Caroline Leaf sur pellicule 70 mm pour le film Deux soeurs constituait un cas vraiment à part où la plupart des caractères de la gravure sur pellicule comme je la conçoit sont extrêmement atténués.
N’as-tu pas de problème aujourd’hui pour te procurer du film, et comment y parviens-tu?
Avant de quitter l’ONF, en 2000, je m’étais assuré d’avoir une bonne réserve de pellicule tant 16mm que 35 mm. Je n’ai donc jamais eu à chercher à m’en procurer. À ce jour, je n’ai pas encore épuisé ma réserve. Mes jeunes amis cinéastes expérimentaux me disent que c’est relativement facile d’en trouver. Ce n’est évidemment pas aussi simple qu’à l’époque où le cinéma argentique était dominant. Mais il faut comprendre que la gravure sur pellicule n’est pas et n’a jamais été une technique d’animation «légitime» en ce sens où rien n’est fait ou fabriqué spécifiquement pour cette technique. À la limite on peut avoir à développer soi-même de la pellicule vierge dans une baignoire. Ça a toujours été une technique de piratage qui a vécu en parasitant l’appareil technique normal du cinéma. De ce point de vue, il n’y a pas de façon établie, normalisée de faire de la gravure sur pellicule. Chacun doit trouver sa voie, ses outils et ses méthodes. Il y a nécessairement une bonne part de débrouillardise.
Quels outils utilises-tu (je sais pour la pointe carbure mais y en a-t-il d’autres)? En bref, quels sont les trucs de métier pour bien gratter?
J’ai utilisé divers outils selon les époques et les résultats que je recherchais. Pour la série de mes films des années 80 où il y avait une recherche sur le plan narratif et où le travail initial au trait était très important, j’avais une série d’outil, pointes et grattoirs, qui convenaient parfaitement à mes objectif. Pour le travail au trait, j’utilisais des pointes en acier au carbure extrêmement résistante, fabriquées pour les ateliers mécaniques. Elles y servaient à tracer des patrons sur du métal. Le fait qu’elles étaient à la fois très dures, très pointues mais avec un angle assez obtus faisait qu’elles avaient beaucoup de malléabilité pour le travail au trait. Elles se comportaient bien dans les lignes courbes et elles laissaient derrière elles un trait bien net. J’ai abandonné la gravure sur pellicule de 2001 à 2015, et ça fait maintenant à peu près deux ans que j’ai recommencé à pratiquer cette technique de façon suivie. Mes objectifs dans le projet Scratch sont très différents de ceux que je poursuivais auparavant et je n’utilise plus mes anciens outils. J’ai une sorte de lame courbée, très aiguisée, d’un métal de bonne qualité (ça c’est de toute façon très important car l’émulsion est une matière très abrasive qui use rapidement les outils en mauvais métal ). Je me sens très à l’aise avec cet outil dont je me sert à la fois comme pointe et comme lame et qui permet un travail très gestuel, très versatile (passant de la partie «lame» à la partie «pointe» dans un même geste) et très libre. Comme j’ai toujours un peu collectionné les potentiels outils de gravure pour les essayer, je ne me souviens plus où j’ai trouvé celui là. Je croise les doigts pour que la lame ne s’émousse pas trop vite. C’est sûr qu’éventuellement je devrai trouver autre chose. Mais le principe ici est qu’il faut se débrouiller avec ce qu’on trouve. Il n’y a aucun fabriquant d’outil de gravure sur pellicule. C’est une spécialité qui n’existe pas. La qualité d’un «outil trouvé» tient à une conjonction entre le caractère de l’outil, la discipline physique de l’animateur et le résultat recherché (où le résultat «trouvé» à l’issu de l’expérimentation avec un outil rencontré par hasard).
Comment Scratch est-il réalisé? Comment trouver des passerelles entre le grattage classique et l’informatique?
Sur le génèse de Scratch, tu trouveras une description détaillée ici : http://pierrehebert.com/fr/publications-fr/textes/scratch-phase-finale/
Tel que mentionné plus haut, l’usage de caméras optique n’est plus vraiment possible, certainement pas pour faire le type de travail assez complexe que je faisais dans les années 80. Mon long métrage «La Plante humaine» (1996) a été l’occasion de ma première expérience de jonction entre la gravure sur pellicule et l’informatique. Tout a été gravé sur pellicule, numérisé puis traité et composé avec des outils numériques. La numérisation était de piètre qualité. Je tenais à ce que le travail soit très fluide entre la gravure, la numérisation et la composition, à ce qu’il soit possible d’aller directement sans attente d’un niveau de travail à l’autre. J’avais fait modifier de vieilles Moviolas (les anciennes machine de montage encore en usage au début des années 60 lorsque je suis arrivé à l’ONF, avant qu’elles ne soient remplacées par des tables de montage Steinbeck) pour installer une caméra vidéo à la place de l’écran et de capter ainsi image par image les images gravées. Il existait tout de même en ces années des systèmes de numérisation professionels, mais c’était des outils très lourds dont l’utilisation était très couteuse et qui impliquaient un temps d’attente important entre le moment de la gravure et la réception des fichiers numérisés. Cette lourdeur me semblait contredire l’esprit direct de la gravure sur pellicule. J’ai donc opté pour une procédure très imparfaite qui nécessitait un important traitement des images dans Photoshop pour obtenir des résultats utilisable. Cela altérait considérablement le caractère des images gravées. Mais j’étais complètement autonome dans mon atelier avec une organisation du travail totalement fluide et directe entre la gravure et l’informatique. Lorsque j’ai quitté l’ONF à la fin 1999, on m’a laissé partir avec mes deux Moviola modifiées (16 mm et 35 mm). Comme j’ai rapidement abandonné la gravure sur pellicule, elles ont pris la poussière pendant quinze ans. Maintenant avec le projet Scratch, elles ont repris du service, dans des conditions évidemment fort différente, mais assurant toujours la fluidité et le caractère direct et autonome que je recherche. Pour numériser les images, j’utilise maintenant une caméra Cannon réflexe avec une lentille macro et des tubes d’extension, couplé avec le logiciel Dragoframe. L’installation de tout ça est assez délicate (à cause de l’usage de la lentille macro) mais cela permet d’obtenir des images gravées sur pellicule 16mm à plus de 3000 pixels de largeur, ce qui donne plus de précision que ce qui résultait du tournage de caméra optique sur pellicule 35mm.
En ce qui concerne le traitement subséquent des images en numérique, pour moi cela va de soi. Cette piste offre un éventail de possibilités beaucoup plus large que ce qui était possible avec la tireuse optique. C’est aussi beaucoup plus simple, plus rapide et beaucoup moins couteux. Et de toute façon, au bout du compte, sauf des cas de plus en plus exceptionnels, il faut en venir à un support de diffusion numérique. Personnellement, je ne vois pas de bases pour un purisme argentique d’un bout à l’autre de la chaîne de production. Je tiens toujours à la pellicule comme base de travail initiale, pour moi ça a toujours du sens en rapport avec la perspective générale de l’histoire du cinéma. J’y suis revenu après 15 ans d’interruption, interruption qui pas été le fait d’une décision. Ce fut un concours de circonstances. Y revenir fut quand même une sorte de coup de force. Quant au numérique au niveau du traitement, il autorise une vitesse d’exécution extraordinaire qui permet de passer rapidement d’une piste à l’autre et d’explorer presque en parallèle, différentes avenues de recherche avec la matière brute originelle. Je me passerais difficilement de cela.
Quels sont pour toi les rapports entre grattage et bande son?
Fondamentalement, les mêmes rapports qu’entre n’importe quelle image en mouvement et la bande son. C’est à dire que pour moi, il n’y a pas de correspondances fondamentales entre son et image en mouvement sinon que les deux se déploient dans le temps mais dans un rapport essentiement chronométrique. Ainsi je n’adhère absolument pas à l’idée de la «musique visuelle» (visual music) qui a eu tendance à avaler l’animation abstraite ces dernières années. Pour moi le son (et encore plus la musique) et l’image existent dans le temps de façon constitutivement différente, en conséquence je ne crois pas qu’il y ait d’interprétation directe possible, de correspondances. Dire «musique visuelle» est un non sens. Il peut bien sûr y avoir des rapports, mais il ne peuvent qu’être construits poétiquement ce qui ne veut pas nécessairement dire de mettre les choses en synchronisme. Chaque événement sonore ou visuel a sa valeur propre indépendamment de son rapport de synchronisme. Bon, cela est vrai également pour la gravure sur pellicule. Mais il y a quelque chose de singulier avec la gravure sur pellicule. À cause de l’instabilité constitutive de la succession des images, chaque photogramme est un événement qui peut potentiellement servir de point d’accrochage à un rapport de synchronisme. Il en résulte que le flux temporel d’une animation gravée sur pellicule est très malléable à des rapports multiformes avec la musique, sa perception est organisée par la musique et peut prendre des formes et des valeurs très différentes au delà de tous les rapports de synchronie. Le rapport est construit dans l’œil et l’oreille du spectateur au moment du visionnement. C’est sur cette hypothèse qu’étaient fondées mes performances de gravure sur pellicule en direct où aucun rapport de synchronie n’était calculable par les performeurs.
J’aimerais que tu me parles de l’ouverture de l’animation au spectacle vivant, incluant notamment le grattage.
Au milieu des années 80, j’ai commencé les performances de gravure sur pellicule en direct pour répondre à un problème très précis lié à ma pratique de cette technique. Lorsque j’ai animé la première séquence d’Étienne et Sara (la séquence de la naissance faite avec l’aide d’un manuel d’obstétrique), j’étais à la fois très fier (je n’avais jamais réussi à animer quelque chose d’aussi complexe et précis en gravure) et très troublé (l’impression de trahir le caractère brut, instable de la gravure sur pellicule qui m’avait fait choisir cette technique au point de départ). Cette ambivalence posait le problème de comment se perfectionner, développer son habileté en gravure sur pellicule sans trahir les données de base de cette technique qui la rendent singulière et irremplaçable. Le travail en performance a finalement été la réponse à cette question dans la mesure où le contexte de performance impose d’agir et de graver dans l’immédiat, presque sans réfléchir ou évaluer, se fiant uniquement à ce que McLaren appelait «la mémoire musculaire». Au delà de la dimension de spectacle (qui est très grisante), c’est devenu une méthode de création, une façon de travailler dans la vitesse et de parcourir beaucoup de terrain rapidement (comme plus tard le numérique allait me permettre de le faire). Et cette méthode a débordé vers d’autres techniques lorsque j’ai cessé les performances de gravure sur pellicule en direct en 2001 pour continuer avec des outils numériques. Pendant les quinze années ou je n’ai pas gravé la pellicule, j’ai consciemment cherché à préserver cette même posture avec d’autres outils et d’autres matières. Même absente, la gravure sur pellicule continuait à déterminer les paramètres de mon travail.
Pour toi, quelle est l’essence de l’animation par grattage?
On peut voir la gravure sur pellicule comme une technique d’animation parmi d’autres avec ses méthodes et ses outils, son caractère propre. Ce n’est pas tout à fait la façon dont je la vois. Pour moi la gravure sur pellicule a une valeur qui dépasse sa stricte définition technique. C’est une façon singulière de me situer par rapport à l’ensemble de ce qui constitue l’animation et le cinéma dans leur histoire, ça définit une position historique et philosophique plutôt qu’une simple pratique technique. Ce n’est pas sans parenté avec la discipline de l’archer zen ou du geste absolu du calligraphe, je la vois comme une action irréversible qui doit être absolument juste dans son unique occurence, qui nécessite pour cela une discipline physique, mentale, spirituelle de sorte à déclencher une puissance de déflagration dans le cinéma, de pouvoir «toucher au cinéma» comme André Martin le disait de Norman McLaren et Len Lye. Pour moi cela est beaucoup plus vrai maintenant que lors de mes précédentes périodes de gravure sur pellicule. Prenant naissance dans la gravure sur pellicule, cela déborde sur toutes mes autres pratiques. Il est clair qu’aujourd’hui, ce qui m’intéresse c’est de voir l’animation comme puissance, puissance d’altération de l’image et de la durée. Je suppose que c’est la raison profonde pour laquelle la gravure sur pellicule est revenue prendre une place dans l’éventail de mes différentes activités. C’est la forme pure de ce que j’essaie de faire de toutes sortes d’autres façons.