Questions de filiation

Je voudrais examiner ici ce qui en est de la «filiation» à un artiste, notamment dans ce cas de ma filiation à Norman McLaren, lorsque celle-ci se joue à l’échelle de toute une vie. Souvent j’entends dire que je serais un «disciple» ou un «héritier» de McLaren. C’est gratifiant de l’entendre, mais cela peut aussi constituer une lourde exigence. Au-delà des effets de miroir, quelle est la substance de telles déclarations dans le cours d’une vie de création ? En réfléchissant, je découvre que la «filiation», en matière artistique du moins, ne peut se réduire à un épisode originaire. C’est un lien qui, pour rester vivant, doit savoir se reformuler selon les circonstances et le temps qui passe.

 

J’ai rencontré Norman McLaren en 1963 pour lui demander de m’enseigner comment graver une trame sonore directement sur la pellicule. J’avais dix-huit ans et je venais de terminer un premier essai peint et gravé sur de la pellicule dont j’avais lavé la couche d’émulsion. Cette première tentative avait été évidemment inspirée par les quelques films de McLaren que j’avais vus. La direction d’un cinéma de Montréal était d’accord pour montrer mon bout d’essai, mais à la condition qu’il soit sonorisé, ce dont je n’avais aucune notion. J’ai cherché de l’aide autour de moi et on me disait de m’adresser directement à McLaren. Ce que j’ai fini par faire et qui n’a pas été difficile puisqu’il a immédiatement accepté de me rencontrer. Il m’a enseigné comment procéder. Ce jour-là a changé le cours de ma vie, je suis reparti avec une bobine d’amorce noire 16mm avec laquelle j’allais faire un deuxième film, que je suis allé lui montrer. Et ainsi de suite, jusqu’à ce que, finalement, en 1966, il me présente à Robert Verrall, producteur du studio d’animation de l’Office National du film du Canada, qui m’a embauché pour l’été. J’y suis resté trente-quatre années, jusqu’à la fin de 1999.

 

Il ne fait aucun doute que, sans Norman McLaren, sans ses films et sans son aide personnelle, je ne serais fort probablement jamais devenu cinéaste d’animation. J’imagine que c’est ce qu’on peut appeler une filiation au sens fort d’un épisode originaire. Pourtant, sauf la leçon initiale de son gravé, je ne me souviens pas qu’il m’ait donné de conseils. Il accueillait de façon bienveillante ce que je venais lui montrer, renouvelait mon stock d’amorce noire et me laissait voir un peu ce sur quoi il travaillait. J’ai eu ainsi le privilège de voir les tests de «flickers» de couleurs pour Mosaïque et les premiers tournages d’essai de Pas de deux. De cela, il est resté que j’ai adopté la gravure sur pellicule comme technique principale au cœur de mon travail pour de longues années. On peut dire que c’est un deuxième niveau de filiation, celui qui m’a valu d’être désigné comme un «disciple de McLaren». Pendant longtemps, j’ai considéré ce leg comme l’essentiel de ce que j’avais retenu de lui. Lorsque j’ai abandonné cette technique en 2000, au profit d’outils numériques, le sentiment de filiation ne m’a pas quitté pour autant. Au contraire, il a pris une autre profondeur.

 

Il y a donc matière à ce que, plus de cinquante ans après notre première rencontre et près de trente ans après son décès, je me questionne sur ce que signifie encore aujourd’hui ce sentiment de filiation à l’endroit de McLaren et sur ce en quoi je peux encore dire qu’il a été et reste mon Maître. Il faut ici distinguer la question de la « filiation » de celle de « l’influence », qui le plus souvent se définit sur le plan stylistique. À cet égard, je ne crois pas que ni sur ce plan ni sur le plan du type d’animation et du type de film, on puisse trouver une forte influence de McLaren dans mon travail. Len Lye, Robert Breer et Stan Brackage, par exemple, m’ont certainement plus inspiré, j’ai plus cherché à les imiter, j’ai senti plus de parenté esthétique avec eux qu’avec McLaren, à cause surtout du caractère beaucoup plus radical de leurs options.

 

En effet, j’entretiens depuis longtemps des réticences par rapport à certains aspects de la manière mclarennienne : par exemple, son style assez décoratif ainsi que son approche de l’animation souvent trop anthropomorphique à mon goût. Il y a aussi, et là c’est une question plus complexe, sa façon de concevoir le lien avec la musique, fondée sur une approche de convergence fusionnelle. Il se situait en cela dans la foulée de la grande tradition de l’animation abstraite musicale qui prend ses racines dans l’avant-garde allemande des années 20, et qui donne aujourd’hui le courant de «visual music». Pour ma part, j’ai été rapidement convaincu que le temps s’écoule de façon radicalement différente en musique et en animation, que la pression du temps, pour employer une expression tarkovskienne, y est incommensurable. Cela même si les événements sonores et visuels peuvent se placer sur une trame chronométrique commune, avec des effets de synchronisation d’une grande efficacité mais qui brouillent des potentialités de connexions plus complexes, plus mobiles et plus profondes. Ainsi, pour moi, lorsqu’on met images et musique en contact, on doit travailler plus sur des écarts que sur des équivalences et des harmonies. Si j’ai retenu de McLaren un grand intérêt pour les rapports entre l’animation et la musique, cet intérêt a pris des chemins très différents. Mais je n’aurais jamais songé à désigner ces autres cinéastes qui m’ont inspiré comme mes maîtres. Ce qui me reste de McLaren va au-delà de ces questions de style et s’accommode assez bien de ces différences d’esthétique assez importantes. Contre toute évidence, au-delà du soutien concret qu’il m’a accordé au point de départ, soutien essentiel sans quoi rien n’aurait eu lieu pour moi, c’est au cours des années récentes, dans la pratique des outils numériques, que m’est apparue le plus nettement ce qui est peut-être la forme définitive de ma filiation avec lui. Et il a fallu pour cela la médiation des textes du critique et théoricien français André Martin qui, dès le milieu des années 50, avait proclamé et analysé le génie de McLaren en des termes qui à mon avis n’ont pas été égalés.

 

Martin a tenu des positions très contrastées par rapport au cinéma d’animation. Il fut d’abord le chantre, le commentateur et l’organisateur de la nouvelle animation d’après guerre. J’ai d’ailleurs été marqué par les textes hyperboliques qu’il écrivait à l’époque et que je lisais dans les revues françaises de cinéma, dont particulièrement ceux sur McLaren. Puis, dès le milieu des années 60, il exprima une profonde déception face au cours des choses qui selon lui affligeait alors le cinéma d’animation. Je fus le témoin direct de ce revirement et j’en fus influencé. Par contre, une chose n’a jamais vacillé jusqu’à la fin de sa vie, c’est la défense ferme et assidue de l’œuvre de Norman McLaren. Défense qui allait bien au-delà de la simple célébration des films, et qui définissait la place qu’occupait McLaren dans l’histoire générale des communications, la façon dont il « a touché au cinéma ».

 

J’avais été assez rapidement convaincu qu’au-delà du leg du travail direct sur la pellicule, ce que je retenais de plus profond chez McLaren, c’était l’idée qu’au coeur de ses multiples itérations techniques, on trouve l’exigence d’une pensée de la technique, qui se concrétise de façon toujours nouvelle à chaque film, cette idée qu’il doit y avoir une imbrication intime entre l’élaboration du film et l’élaboration de l’approche technique. Cette philosophie du cinéma m’a accompagné pendant de longues années. Au-delà de l’épisode originel, au-delà de l’adoption d’une technique particulière, ce biais plus philosophique a constitué une nouvelle étape du lien de filiation.

 

J’ai découvert, il y a quelques années, qu’André Martin avait inventé une appellation beaucoup plus profonde pour ce que j’appelais « pensée de la technique », celle « d’expression instrumentale ». Ce n’est pas que cette appellation soit plus précise, en réalité elle est restée hélas assez peu développée chez Martin, mais elle présente des caractéristiques qui la rendent singulière et inspirante. Premièrement, elle unifie sans césure, en un seul terme et un seul mouvement, l’élaboration technique et esthétique, distinguant clairement en cela la recherche mclarennienne de ce que Martin désigne comme du «bricolage schizophrénique mené par une technicité galopante» qui sévit plus que jamais aujourd’hui. Deuxièmement, dans ce rapport entre expression esthétique et travail des techniques et des matériaux, on trouve le rapport intime qui unit la main avec la pensée et, par extension, le lien entre la main et le spectateur. Troisièmement, même si la notion d’expression instrumentale servait d’abord à rendre compte de la pratique mclarennienne de l’animation, elle déborde le domaine restreint de l’animation. Suivant le précepte qu’il avait énoncé quelques années plus tôt à l’effet qu’ « il n’y a qu’un cinéma », André Martin a, de façon consistante, suggéré que cette visée instrumentale doive s’adresser au cinéma tout entier, comblant ainsi le fossé qui a longtemps coupé l’animation du «cinéma». Notons qu’à l’ère du numérique, ce syndrome isolationniste est totalement en porte à faux par rapport à la réalité des pratiques. Quatrièmement, de façon répétée, l’expression instrumentale est associée à l’idée de l’exploration de «tous les cinémas possibles». Au bout du compte, c’est ainsi que Martin caractérise le cinéma de McLaren, ce qui implique que s’adresser au cinéma tout entier entraîne de traiter également de l’avenir du cinéma.

 

Ce sont ces quatre caractéristiques qui mènent Martin à affirmer que McLaren, par son cinéma instrumental et par son exploration de tous les cinémas possible, préparait les esprits à appréhender lˋémergence d’une nouvelle constellation technologique qu’on appelait alors « les nouvelles images ». Et il n’a eu de cesse de continuer à caractériser ainsi la portée historique de l’œuvre de McLaren.

 

Voici la forme que prend maintenant pour moi le rapport de filiation avec Norman McLaren, indissociable du commentaire d’André Martin, c’est une invitation à me situer dans une telle perspective historique ouverte sur tous les cinémas possibles, perspective qui permet d’imaginer passer du domaine du «cinéma classique» au monde du numérique sans quitter le sillon, avec une constante liberté face aux techniques et aux matières. C’est la leçon que je reconnais avoir reçue et il est assez ironique que j’en sois devenu conscient par le biais de textes écrits pour l’essentiel il y a bientôt soixante ans, avant même que je ne m’intéresse à l’animation.

 

La définition de l’animation

 

Le lien de filiation avec Norman McLaren passe également par un biais plus théorique, celui de la définition de l’animation. Il ne s’agit pas ici de faire de McLaren le théoricien qu’il n’a jamais cherché à être. N’empêche qu’il a toujours senti le besoin d’écrire sur son travail, pour clarifier son parcours technique et en communiquer l’essentiel à ceux qui lui posaient des questions, et que le lien qui unit ses écrits «de cuisine» et ses films peut fort bien avoir une réelle portée théorique.

 

Ainsi en est-il de sa fameuse définition de l’animation en trois propositions paradoxales. Elle a été recueillie par André Martin qui l’a trouvé piquée sur un tableau d’affichage de l’atelier de McLaren et l’a fait reproduire dans la revue Cinéma 57. Il s’agissait d’une simple feuille de papier sur laquelle McLaren avait calligraphié, vraisemblablement pour lui-même, ce texte qui est devenu célèbre. Je le cite en anglais car, on le verra, cela a de l’importance.

*Animation is not the art of drawings that move but the art of movements that are drawn.

*What happens between each frame is much more important than what exists on each frame.

*Animation is therefore the art of manipulating the invisible interstices that lies between frames.

C’est sous cette forme «typographiée» que ce texte a fait le tour du monde. Mais dans Cinéma 57, on peut voir le texte sous sa forme calligraphiée et elle contient une rature fort intrigante. On y voit entre «the art of manipulating the invisible» et «interstices» un «that» raturé (c’est le seul endroit où on peut le voir car il a naturellement disparu dans la version typographié largement répétée du texte) comme si McLaren était venu sur le point d’écrire «the art of manipulating the invisible that lies between frames» et qu’il s’était ravisé au dernier moment.

 

J’ai longuement fantasmé sur ce «that» raturé. Cette idée de «manipuler l’invisible» m’a beaucoup inspiré et m’a directement mené à une autre citation, de Henri Michaux celle-là, qui est pour moi une sorte d’art poétique «Mouvements qu’on ne peut voir mais qui habitent l’esprit» (tiré du poème «Mouvements»). Comme quoi la filiation peut être fondée sur une rature ou sur un malentendu. Car je ne crois pas sérieusement que McLaren soit vraiment venu tout près d’écrire «manipuler l’invisible», c’était un esprit trop pragmatique pour avoir vraiment pensé écrire une telle chose. Rien d’étonnant qu’il ait plutôt choisi d’écrire «les interstices invisibles», formulation moins abstraite. Rien d’étonnant non plus qu’il ait revu sa définition dans une ultime lettre à Georges Sefianos (en 1986, peu avant son décès) pour en écarter toute mention de l’invisibilité.

 

Le «that» raturé faisait sûrement partie des potentialités langagières impliquées par la forme paradoxale de sa définition, ce qui suffit à en expliquer l’occurrence. Cependant, ce que l’on peut affirmer, je crois, c’est que cette définition, qui reste très radicale même en faisant l’impasse sur la rature, n’était possible que comme prolongement du film Blinkity Blank. Pour pouvoir écrire «manipuler les interstices invisibles», il fallait avoir tenu la pellicule entre les mains et avoir eu sous les yeux ces interstices qui, dans Blinkity Blank, avaient été systématiquement étirés en laissant de nombreux cadres successifs totalement noirs, sans images. Dans ce cas, l’invisible était bien là, matériel et manipulable et, de là, le texte de McLaren a une force théorique indéniable, indissociable de ce film, et qui n’est aucunement annulé par les modifications ultérieures. Tout comme le film Blinkity Blank, cette définition subsiste comme un moment d’éblouissement majeur de l’histoire du cinéma.

 

Les rectifications qu’on trouve dans la lettre à Sefianos, sont, elles, directement liées à l’effort de systématisation pédagogique des trois films de la série «The animated motion». Dans ce cas, McLaren fait l’effort de considérer tous les cas de figure, y compris ceux qui sont étrangers à sa pratique. Étonnamment, les exemples proposés (l’homme qui cogne avec un marteau, l’homme colérique qui tape du poing sur la table) n’ont rien à voir avec les films de McLaren et sont plutôt théoriques. Ce qui a à voir cependant, c’est cette idée d’une décision que l’animateur doit faire entre chacun des cadres («the animator has to do his thinking or feeling between making one move and the next move»), décision qui mobilise tant la pensée que la sensation. Cette prescription n’est pas banale et elle se distingue totalement de la façon assez codifiée dont les animateurs «classiques» conçoivent leur travail. Je ne peux m’empêcher de la rapprocher de l’idée de «mémoire musculaire» qui est proposée dans «The animated motion» comme façon de moduler le mouvement.

Que ce soit dans l’invisible entre les photogrammes, dans l’espace de décision entre chaque déplacement, c’est-à-dire dans l’invisible du sens interne scindé entre réflexion et sensation, ou encore dans «le minimum d’intermédiaire technique entre l’idée initiale et le produit final» (Norman McLaren, Documentary film News, 1948), il y a chez McLaren une mystique de l’«entre» où, à tous les niveaux, le geste de l’animation est vu comme un mystère, comme un point aveugle qui devient point d’émergence. Le «blink» n’est possible que s’il y a des «blanks».

Pour terminer, je cite au complet le court texte de 1948, désarmant de simplicité pragmatique, dont la relecture récente m’a ébloui comme au premier jour :

«La conception et l’exécution de mes films à l’Office national du film étaient basées sur les quatre principes suivants :

  1. S’efforcer de n’interposer que le minimum d’intermédiaires techniques entre l’idée initiale et le produit final;
  2. Manipuler personnellement ce qui reste d’appareillage technique, de façon aussi directe que le peintre avec sa toile ou le violoniste avec son violon;
  3. Faire que les contraintes technologiques, lorsque confrontées avec l’idée du film, soient le point d’émergence de la conception visuelle;
  4. S’assurer de réserver une place à l’improvisation au moment de tourner ou de dessiner.» (Norman McLaren, ibidem)

Je m’y retrouve totalement et, une fois de plus, à soixante dix ans, je rends hommage à mon Maître, Norman McLaren.

 

Pierre Hébert

Novembre 2013