New York au temps de Sandy
Le véritable spectre de quelque chose qui fait penser à la fin du monde, c’est à New York que je l’ai croisé, un mois et demi avant de me rendre au Chiapas. J’avais prévu passer une semaine à New York pour faire des tournages «Lieux et monuments» à l’occasion de l’élection présidentielle de novembre 2012. Le départ était prévu depuis un bon moment pour le dimanche 28 octobre. Nous savions que l’ouragan Sandy allait toucher terre, plus ou moins à New York, dans la nuit du 30 octobre au premier novembre, et qu’il était encore temps de tout annule ou alors de s’y rendre avant que la ville ne soit fermée, en sachant qu’une fois sur place, nous n’allions pas pouvoir repartir avant que la tempête ne soit passée. Après avoir vérifié que l’hôtel était en mesure de nous recevoir dans notre chambre du 27ième étage et que les ascenseurs ne risquaient pas de tomber en panne, nous sommes partis. Arrivés juste à temps pour passer les tunnels, planquer la voiture dans un garage à étages, et faire des provisions de sandwichs dans les derniers magasins encore ouverts. Car tout allait être fermé, y compris les restos. Le lundi fut une journée de vigile, à observer la montée progressive de la force du vent et à se promener tant que ce fut possible dans ce lieu étonnant et troublant, la ville de New York au point mort. En fin d’après-midi, interdiction municipale de rester dans la rue, nous sommes contraints de revenir à l’hôtel qui, heureusement, ne sera pas touché par la panne d’électricité. Une petite société de «réfugiés» s’y constitue entre des voyageurs de tous continents consignés à résidence et coincés à New York pour cause de fermeture des aéroports. Nous sommes bien les seuls à être là volontairement. Dans notre chambre, nous regardons le grand spectacle de Sandy à la télé pendant que je tourne, par la fenêtre, dans une ouverture entre deux immeubles, l’Empire State Building impassible dans la tourmente.
Étrange sensation que d’observer, sur le petit écran, un cataclysme qui a lieu juste en bas, dans la rue. Tout près d’où nous sommes, Battery Park lentement envahi par les vagues et, bientôt, le sud de Manhattan inondé. La lueur des explosions de transformateurs, simultanément à la télé et à la fenêtre. Le littoral dévasté, des quartiers entiers en flamme, à quelques kilomètres, où nous ne pouvons évidemment pas nous rendre…mais que l’on voit à la télé. Il a bien fallu cinq jours pour que l’électricité revienne peu à peu, rue par rue, et que le métro soit remis en fonction. À pied, nous avons arpenté la ville sinistrée, avec la vive conscience de toucher du doigt l’extrême vulnérabilité de notre monde arrogant. Un moment lumineux, au Birdland resté ouvert, un concert de Lee Konitz. À 86 ans, en duo avec un jeune pianiste, il livre sous prétexte de «standards» une musique introspective, complètement libre, d’une limpidité et d’une aisance absolue, chargée d’une vie entière de musique. «Romantic songs played in the most unromantic way» disait-il. Nous parlons un peu avec lui. Il y a de l’espoir.
Je rêve d’une installation vidéo double, deux ensembles de quatre écrans se faisant face, huit sources sonores s’entremêlant dans l’espace, d’un côté le Chiapas au temps du nouveau cycle du calendrier Maya et, de l’autre, New York au temps de Sandy. Méditation sur la fin du monde.