Le premier tour de piste est terminé pour Triptyque. Il a été projeté au Festival du nouveau cinéma de Montréal. J’ai eu la satisfaction de le voir projeté en HD, mais il y a eu très peu de spectateurs. C’est décevant, mais cela ne change pas grand chose au destin du film. Des amis proches l’ont vu, ce qui n’est pas rien, mais je n’ai pas eu l’expérience du choc avec un public anonyme aucunement préparé à mon style de travail. J’aurais aimé voir comment la radicalité du film aurait été reçue. Mais ça sera pour une autre fois. Le film est maintenant distribué par Le Vidéographe et poursuivra son chemin.
Ce qui reste pour l’instant, c’est que par rapport aux Exercices d’animation, il aura été crucial de faire l’effort et l’expérience de la construction d’un film à partir de matières cinématographiques aussi paradoxales. Il en est résulté «le film», bien sûr, mais aussi une compréhension plus profonde des enjeux de ce projet. En l’occurrence, les présentations publiques d’Exercice d’animation, à Rome et à Meldola, devant un public nombreux et enthousiaste, ont été particulièrement exaltantes et ont témoigné d’une transformation et d’un progrès qui sont la conséquence directe du travail sur le film.
Je reviens donc à la question posée plus haut, car il semble bien que la formule durable de mes spectacles en solo soit la combinaison de Seule la main… et de Exercice d’animation. Quel rapport entre les deux ?
Au bout du compte, je crois que ce qui m’intéresse vraiment dans la phrase de Seule la main… («seule la main qui efface peut écrire la vérité») c’est d’avoir pu en extraire ce titre, qui finalement vaut par lui-même. Mais je ne peux affirmer cela qu’après coup. C’est mon ami français Hervé Joubert-Laurencin qui a d’abord attiré mon attention sur cette phrase. Elle m’a tout de suite intéressé parce que, à travers l’expression d’un paradoxe (effacement et vérité), elle décrivait ce que je fais cycliquement en animant en direct avec les feutres à effaçage à sec (dessiner-effacer-dessiner- etc.) et qu’ainsi elle constituait potentiellement une prise de position par rapport à l’animation.
Mais, en amont de cette interprétation personnelle, il y a toute une constellation de significations qui vibrent autour de ce lien entre «effacer» et «écrire la vérité». «Effacer» peut vouloir dire épurer, enlever le superflu pour qu’il ne reste que l’essentiel, la vérité. Plus radicalement, cela peut aussi vouloir dire qu’il n’y a de vérité que lorsque tout est effacé, c’est-à-dire que la vérité c’est la place vide, le point zéro de toute activité humaine, lorsque tous les contraires s’annulent. Ou encore, on peut tout reporter dans le domaine des potentialités et entendre «seule la main qui peut effacer peut écrire la vérité», c’est-à-dire que la vérité n’est possible que pour la main qui a le pouvoir du geste contraire, et même que la vérité n’est que potentialité, pouvoir écrire la vérité et tout autant pouvoir ne pas…(comme chez Bartleby). Ou encore, on peut aussi entendre qu’une élimination des discours passés, une sorte de tabula rasa, est nécessaire à l’apparition d’une vérité, irruption de quelque chose de radicalement nouveau (ce qui n’est pas la même chose que l’épuration mystique du superflu et de l’accessoire).
Dans tous les cas, c’est un jeu avec le vide. Ce qui me rappelle la célèbre phrase de Norman McLaren (en n’oubliant pas d’inclure la rature très significative qui est presque toujours effacée lorsque cette phrase est citée) :
*Animation is not the art of DRAWINGS-that-move but the art of MOVEMENTS-that-are-drawn.
*What happens between each frame is much more important than what exists on each frame.
*Animation is therefore the art of manipulating the invisible (that) interstices that lie between frames.
Comme je l’ai développé ailleurs (Corps, langage, technologie, Les 400 coups 2006, p. 110), le «that» qui était biffé sur la note manuscrite qu’André Martin (encore lui !) a vu épinglé sur le babillard de McLaren (et qui a été reproduite dans la revue Cinéma 57 – no 14), montre que ce dernier était venu tout près de décrire l’animation comme «the art of manipulating the invisible that lie between frames», donc littéralement comme un jeu avec le vide. C’est quand même ce que dit la phrase épurée, mais ce qui semble avoir été l’intention initiale était plus radical.
En resituant la phrase («seule la main…») dans un contexte matériel de prolifération des images qui est le propre de l’animation (en effet, l’effacement n’y est jamais définitif mais est plutôt un moment transitoire et récurrent dans une chaine d’actions –effacer/dessiner – qui permet d’instituer le flux animé), se constituait une autre couche de paradoxe qui fait contrepoids à une interprétation en terme d’épuration mystique de l’accessoire. La prolifération des langues (potentiellement toutes les langues du monde) qui est venue ensuite allait dans le même sens. Le but n’était pas d’abolir la constellation de sens qui entoure cette phrase, au contraire, mais d’éviter toute interprétation unilatérale et de lui donner dans ce contexte un centre de gravité différent où le geste d’effacer apparaît comme la condition du mouvement illusoire de l’animation qui, par un jeu avec le vide (avec l’invisible), prend la place fugitive de «la vérité». À la fois, cela matérialise le sens de la phrase et donne aux gestes d’animer une résonnance philosophique. À un premier niveau, cela constitue une description d’une certaine façon de faire (plumes feutre à effaçage à sec) qui m’est personnelle. Mais cela dit également quelque chose de l’animation en général et c’est fondamentalement ce qui se joue dans le cadre de mes performances et de l’installation qui va suivre.
Cela désigne donc une vision de l’acte d’animer fondée sur la destruction des états précédents par opposition à une conception axée sur la préservation fluide de la continuité (ou plutôt de l’apparence de la continuité). Il y a historiquement des techniques d’animation qui procèdent effectivement par effaçage, élimination, destruction partielle ou entière de la phase précédente dans la suite des états d’image qui permettent synthétiquement l’institution d’un mouvement. C’est le cas, par exemple, des animations de papiers découpés, de marionnettes, d’objets, de plasticine, de peinture sur verre, d’altération de dessins au fusain ou au pastel. Face à cette constellation de techniques destructives, se dresse le dessin animé classique (dite «animation sur cellulos») où les dessins successifs conservent leur existence matérielle. Ceci est essentiel pour la division du travail entre dessins-clefs et «in-betweens», qui permet une vérification méticuleuse de la qualité du mouvement avant même le tournage. Ainsi l’acceptation du danger (pour reprendre un mot d’André Martin, «les dangers de l’animation») et l’esprit d’aventure inhérents aux autres techniques, y est écartée.
Ces techniques destructives ont été diversement pratiquées. On les trouve d’abord à l’époque des débuts du cinéma et du cinéma d’animation, avant sa standardisation par le système des studios. On les trouve de nouveau au moment de l’explosion créative de l’animation moderne de l’après Deuxième guerre mondiale, telle que théorisée par André Martin sous le vocable «cinéma d’animation». Cependant, même si cette bipartition des techniques est repérable historiquement et qu’elle recèle la potentialité de la conception radicale de l’animation qui se profile derrière la phrase «seule la main…», on ne peut en conclure que la pratique de telle ou telle technique entraîne automatiquement une adhésion à «l’idée de l’animation» sous sa forme la plus radicale. Les praticiens des techniques destructrices se sont le plus souvent inventé divers trucs et béquilles pour conjurer les risques de la discontinuité et assurer les conditions d’un mouvement fluide, pour prendre le parti du continu. À l’inverse, dans un important article de Cinéma 65, André Martin montre comment John Hubley, tout en mobilisant tout le savoir faire de l’animation classique américaine, prend le parti de la radicalité de «l’image par image» en élaborant son style autour de l’étape des «flimsies». Dans la pratique des grands studios, les «flimsies» constituent l’étape initiale du processus où il n’y a que le dessin brut sur papier, plein de scories, avant le processus de standardisation et de polissage qui mène au rendu final, tracé et coloré sur acétate.
Bref, la phrase «seule la main qui efface peut écrire la vérité» pointe , par l’affirmation de la main et de l’effaçage comme condition de la vérité, vers la radicalité de «l’idée de l’animation», l’image par image étant considéré sous l’angle de sa constitution radicalement discontinue. Elle désigne en cela l’essence raréfiée et ascétique de l’animation lorsque tout le superflu est écarté, sa vérité – et par conséquent, la vérité du cinéma.
Ma pratique de l’animation avec des feutres à effaçage à sec (un outil dont on se sert surtout dans les bureaux administratifs) est donc radicale. À chaque coup, après avoir capté le dessin courant, j’efface la totalité de l’image et il ne me reste que la mémoire intuitive de mon œil et, surtout, de ma main pour juger où placer le dessin suivant, ce que McLaren appelait «mémoire musculaire» et Len Lye «danse devant le ruban de film». D’où le titre que j’affectionne : Seule la main… Cela renvoie également au fait que j’ai souvent été tenté de montrer ma main dans de nombreux films et performances : Étienne et Sara, Chants et danses du monde inanimé, Le métro, Entre la science et les ordures, toutes les performances de Living Cinema, Exercice d’animation et Triptyque). Il s’agit bien sur de «la main» telle que située dans le contexte du dispositif technique du cinéma qui permet de constituer en flux la succession des images distinctes. C’est-à-dire, que dans ce contexte inévitablement technologique, «seule la main» – dans le sens que le corps du cinéaste se manifeste– peut faire qu’il y ait œuvre d’art dans laquelle le corps des autres (des spectateurs] puisse reconnaître un écho de leur propre humanité.
Dans le contexte de l’animation, alors que ce qui, littéralement, est «écrit», puis effacé, puis «écrit» de nouveau…, ce sont «les dessins», c’est l’instance beaucoup plus fugace du «mouvement» qui est proféré comme vérité à l’intention des spectateurs. Ou encore, pour le dire de façon plus générale, c’est le flux filmique institué par la projection rapide des dessins successifs. Les dessins sont effectués en fonction de quelque chose d’invisible qui n’apparaît pas sous l’œil et la main de l’artiste au moment où, selon le paradoxe de McLaren, il dessine le mouvement, et non des «dessins en mouvement».
Donc, en animation, dans tout travail d’animation, le niveau premier, le plus littéral, est constitué par un processus tendu vers un invisible, insaisissable dans l’immédiat du travail. Le dispositif des exercices d’animation mène à un redoublement de ce rapport entre l’inerte (ce qui est là sous les yeux et sous la main) et le fugitif (tempus fugit) en repliant le fugitif sur lui-même, en faisant que la prolifération des dessins successifs ne fasse pas que nourrir le simple vecteur temporel sous forme d’une progression continue, mais que, par une sorte de creusement, d’enlisement dans les profondeurs de l’instant, il fasse exploser le potentiel multiple de relations qu’il contient. En retournant le moment présent sur lui-même, il transforme l’«invisible» accordé à une simple progression directionnelle et intentionnelle en un «invisible» à la puissance «n», un «invisible» infini.
Dans les Exercices d’animation, la proposition de base est une courte cellule de 18 images qui, même à l’état de cellule fermée sur elle-même, c’est-à-dire à laquelle rien n’est ajouté et rien n’est retranché, peut être déployée à l’infini. Il suffit de la dupliquer sur deux niveaux d’incrustation (ce qui donne trois couches d’images) et de la moduler en variant toute une série de paramètres (vitesse, direction, zoom, renversements symétriques, etc). Il s’agirait d’un système statique qui ne se module que selon sa variabilité immanente. Je rêve parfois d’arriver un jour à ne faire que 18 images et que la richesse potentielle des relations qu’elles contiennent permette un développement infini simplement en variant les paramètres. Même si ce n’est pas vraiment cela que je cherche à faire, car dans mon travail le système ne reste jamais clos, ce rêve exprime tout de même une donnée fondamentale. Étant donné, d’une part, une courte série de dessins et, d’autre part, un éventail construit de possibles manipulations techniques, «plus ou moins» une infinité de relations sont possibles.
En réalité, le système est dynamique car je ne cesse d’ajouter de nouveaux dessins, le plus vite possible, qui s’intègrent dans la petite machine combinatoire de 18 images et effacent les dessins les plus anciens pour les remplacer. Le courte cellule est donc imbriquée dans une chaîne qui a un avenir et un passé. Le passé est constitué par le stock des images effacées, qui sont cependant conservées par ailleurs. Le futur, ce sont évidemment les images qui arrivent et s’ajoutent. Elles le font selon deux polarités différentes. Ou bien, il s’agit d’une lente (et inévitable) dérive qui altère très lentement le caractère du bloc d’images existant, ou bien, par suite de décision ou d’accidents, le cours des métamorphoses bifurque soudainement et le stock de 18 images change très rapidement de caractère. Cette courte cellule très volatile, qui est le centre du travail, peut être mise en relation avec sa mémoire, mémoire courte de la cellule de 36 images, qui, tout en restant dynamique, a quand même plus d’inertie, ou mémoire longue de toutes les images produites dans l’exercice en cours.
Il s’agit donc d’un système du temps immédiat constamment aspiré vers un futur inconnu et indécidable, constamment interpelé par ses états passés, rapprochés ou lointains. Je m’engage en cela dans l’impossibilité de vraiment décider où je vais et où tout cela va aller. Dès que le processus est lancé (donc après la dix-huitième image), j’ai l’impression de chevaucher un dragon (qui en fait est un mix de mes propres actions et du système formel auquel elles sont arrimées, mais que j’ai moi-même institué) qui va ou elle veut. Ce sont les soubresauts du dragon qui me font par la suite agir de telle façon pour garder ou retrouver mon équilibre. Évidemment, le facteur «vitesse», le fait que tout cela doive aller très vite, est déterminant. Finalement, cette bête incarne le temps (pas le temps chronologique de l’horloge, mais le temps vivant du corps et de l’Histoire) avec ses stagnations, ses projections vers l’avenir et ses anachronismes. Chaque exercice constitue donc pour moi (et propose au spectateur) une expérience singulière, complexe, intense et un peu terrifiante du temps où se composent spontanément des tresses de durées faites de plusieurs spirales à phase variable imbriquées les unes dans les autres et qui ne peuvent être dénouées.
Les Exercices d’animation se nourrissent du besoin obsessif et fasciné de retourner avec effroi dans l’espace labile où ça se noue. Triptyque est une tentative de composer ensemble plusieurs de ces tresses.
Mise à jour technique.
J’étais particulièrement content à l’idée que mon dispositif pour les exercices d’animation procédait par effacement des images les plus anciennes contenues dans les différents «buffers» par ajout de nouvelles images de sorte à assurer qu’il n’y ait jamais qu’un petit nombre d’images. J’aimais que ce processus soit vraiment destructif et fasse réellement disparaître des images, ne laissant à celles-ci qu’une vie fugitive, ce qui du même coup soulignait le lien avec la phrase de «Seule la main…».
Hélas, je n’ai pu préserver ce dispositif tel que conçu à l’origine et qui pour moi avait un sens. Il s’est trouvé qu’il y avait un «bug» informatique lié au processus d’effacement par écriture de nouvelles images aux mêmes emplacements de mémoire. L’effacement n’était pas total et absolu comme il aurait dû l’être. Pour une raison quelconque, une trace subsistait qui, dans certaines conditions que je ne suis pas arrivé à élucider, faisait ressurgir comme des revenantes des images qui en principe avaient été effacées. Cela introduisait dans le déroulement un élément aléatoire et chaotique pas toujours heureux. J’ai commencé à percevoir ce problème à Meldola puis, de façon beaucoup plus nette, à Toronto où la source, sinon la cause, du problème m’est apparue clairement.
Effectivement, la cause exacte de ce dysfonctionnement ne m’était pas évidente, il a fallu (avec l’aide de Stefan Smulovitz) procéder autrement en intervenant au niveau des modules qui jouent et mettent en couches le stock d’images accumulées plutôt qu’au niveau des «buffers» comme j’avais d’abord essayé de le faire. Il ne subsiste maintenant qu’un seul «buffer», le plus long, qui contient toutes les images sans aucun effacement. C’est au niveau des modules de jeu («playback») qu’il est maintenant possible de décider de ne jouer que les dix-huit, ou trente-six, dernières images, ou encore toutes les images accumulées.
Sous un certain angle, c’est plus élégant car il n’est plus nécessaire d’enregistrer les mêmes images à trois emplacements différents. Et cela en outre permet de faire un usage plus efficace des quatre «buffers» en rendant possible plusieurs flots parallèles et indépendants, ce qui constitue un réel enrichissement. Le résultat sur l’écran est identique et le «bug» est contourné… mais il n’y a plus d’effacement, ce qui m’attriste car j’aimais cette idée. Je crois que je n’aurais jamais élaboré directement le dispositif tel qu’il existe finalement. Il est plus efficace et plus fiable que le projet initial, mais la notion d’effacement est disparue, qui aura été essentielle pour que j’infléchisse mon travail dans cette nouvelle direction. L’effacement ne subsiste maintenant que comme impulsion originelle et, sans la marque de cette origine, tout ce travail d’exercices d’animation n’aurait pas de sens.
(17 novembre, Saint-Bernard-de-Lacolle)
1- Genèse – Exercices d’animation