Notes au sujet de «Palimpseste sur un film de Robert Lapoujade»
par Pierre Hébert
J’ai vu Prison de Lapoujade en 1964. J’avais vingt ans et je développais un intérêt pour l’animation. Je me nourrissais du visionnement de films expérimentaux de l’importante collection de Guy L. Côté (un des fondateurs de la Cinémathèque québécoise). Prison (tout comme Foule) m’ont laissé une très forte impression, comparable à celle que m’ont laissée également les films de Norman McLaren, de Len Lye, de Robert Breer et de Stan Brakhage. Un panthéon personnel s’est ainsi constitué, une illumination inaugurale qui allait se maintenir jusqu’à aujourd’hui. Elle a présidé à mon entrée en animation et a défini le style d’animation qui allait m’intéresser pour toujours.
Contrairement à Blinkity Blank et à Free Radicals, Prison est rapidement devenu indisponible. La collection Côté s’est dissipée et quelques titres importants se sont perdus. Bref, je n’ai pas pu revoir Prison avant cet été. La force de l’impression s’était maintenue, mais la mémoire des détails du film lui-même s’était peu à peu estompée. Il n’en restait que le vague souvenir du thème principal : un prisonnier scrute le mur de sa cellule. Le revisionnement du film, presque un demi-siècle plus tard, fut pour moi un événement. J’ai tout à coup été confronté à la matérialité de l’objet qui était devenu une sorte de mythe. Et d’avoir à comprendre ce qui, dans ce film, m’avait si durablement marqué.
Plus tôt cette année, j’avais discuté avec Pascal Vimenet de la possibilité d’une performance inspirée de Lapoujade. Ce projet s’est avéré techniquement impossible, mais l’idée d’une œuvre-hommage à Lapoujade a subsisté. C’est dans ce contexte que j’ai pensé à un travail sur Prison et que j’ai demandé à voir (revoir) le film. Il s’agirait donc de développer par-dessus Prison un autre film conçu comme un répons aux actions du film de Lapoujade, comme un palimpseste le recouvrant d’un autre texte à la fois autonome et imbriqué. Ce palimpseste est en premier lieu un geste de redécouverte, la marque d’un retour à l’origine. Et aussi un travail d’analyse, d’approfondissement du film lui-même.
L’exercice est rapidement apparu redoutable. Éthiquement contestable? Pourquoi allais-je en ajouter à un film qui se tient très bien tout seul? N’allais-je pas perturber sa temporalité singulière, radicale à certains égards (les longs segments fixes et silencieux)? Au-delà de l’idée même d’un palimpseste, il était nécessaire de situer l’un par rapport à l’autre les deux objets superposés sur deux plans bien distincts (cadre plus petit placé au centre de l’écran pour Prison, plein cadre pour mes interventions) où chaque composante conserve son existence autonome, où particulièrement le film de Lapoujade soit toujours identifiable. Le jeu des échos et des correspondances, des éloignements des rapprochements et des entremêlements, n’était possible qu’à la condition de cette distance fondatrice entre les deux plans d’inscription.
Le film est doté d’une trame sonore remarquable, largement non synchronisée avec l’image. Elle définit de façon assez radicale un hors champ sonore qui se module entre des passages réalistes (bruit de prison, toux du prisonnier) et des bribes musicales très dramatiques. J’ai pensé que, comme porte d’entrée dans le film, je pouvais arrimer mes animations à ce flux sonore et instituer une figuration du hors champ sonore.
Le choix de la gravure sur pellicule, outre le fait qu’il s’agit de la technique qui m’est la plus intime, et au-delà du clin d’œil visant à rapprocher mes influences initiales (McLaren et Lye d’une part, et Lapoujade de l’autre), répond à la même exigence de bien marquer l’écart entre les deux flots. Cette confrontation avec le texte de Lapoujade m’a d’ailleurs mené à des figures (arrêt sur image dans un flux d’animation gravée) que je n‘avais jamais envisagées. L’exercice a été profitable. Mais il s’agit d’un «exercice» dont le seul but était cette présentation unique dans cette journée d’étude, comme contribution à cette étude.
L’émergence du thème de «l’arrêt sur image» (ainsi que les autres questions subsidiaires, la valeur signifiante du photogramme, par exemple, et plus généralement, les rapports entre mouvement et fixité au cinéma) est apparue comme une coïncidence théorique inattendue. Dans la foulée de mon travail récent, je me suis en effet vivement intéressé à ces questions et j’ai entrepris de lire les textes qui, principalement dans les années 70 et 80, ont accordé de l’importance à ce niveau profond du flux cinématographique. J’ai pu constater que les auteurs qui se sont penchés sur ces sujets, dans presque tous les cas, se sont approchés, à travers l’étude du photogramme, du point précis de passage qui aurait pu leur permettre de prendre en compte le cinéma d’animation. Aucun d’entre eux n’ose franchir ce pas, sauf Thiéry Kuntzel dans son étude d’Appétit d’oiseau de Peter Foldes. S’y manifeste plutôt une exclusion fondée sur des prétextes méthodologiques ou, plus profondément, sur une profonde ignorance de ce dont il s’agit vraiment quand il est question d’animation. Dans la suite de cette étude, Prison, avec son usage des clignotements et des décompositions de mouvement (du genre que plus tard Godard exploitera, par exemple dans Histoires du cinéma) m’est apparu comme étant un de ces films qui se situent précisément juste l’autre côté de la frontière de cet angle mort des études sur l’arrêt sur image et sur le photogramme, comme un chaînon manquant entre l’animation et le cinéma de vues réelles. Raison de plus de m’être engagé, malgré tous les périls, dans ce travail de palimpseste.