Les films de René Jodoin

René Jodoin est assis devant moi et il m’explique avec plein de gestes rapides et compliqués, le déroulement de son nouveau «film» Entre temps et lieux dont nous sommes en train d’assurer la finition pour l’insérer dans le présent coffret de la collection MÉMOIRE. Je suis comblé de jouer ici le rôle de producteur pour celui qui, en d’autres années, a non seulement été mon producteur mais le fondateur du studio dont, longtemps après lui, je suis maintenant directeur. Situation inversée ? Pas vraiment. René qui, je m’en rend compte pour la première fois, a presque l’âge de mon père, est là devant moi avec son enthousiasme, sa démarche de jeune homme et aussi avec sa conviction indéfectible envers le métier de cinéaste. C’est ce qui en fait un modèle encore aujourd’hui à soixante dix-huit ans tout comme il y a une trentaine d’année, lorsque je l’ai d’abord connu.

 

Il est là avec ses gestes qui me font penser à la façon dont il raconte la genèse de Sphères : lui et Norman McLaren assis l’un devant l’autre, faisant des mouvements avec les mains et, à chaque geste, s’interrogeant, interrogeant leur corps, au sujet du geste qui, naturellement, devrait suivre. La scène est belle à imaginer et aussi très instructive sur un aspect peu apparent de l’art cinématographique de René. On a d’ailleurs un peu tendance à oublier que Sphères est également un film de Jodoin, co-réalisé avec McLaren et plus proche certes, sous plusieurs aspects, de l’univers stylistique de McLaren. Il m’avait toujours semblé que, du point de vue de l’œuvre de Jodoin, ce film prenait place dans une sorte d’inventaire des formes géométriques fondamentales : carré, triangle, rectangle…et cercle. René m’a démenti tout récemment alors que je lui posais la question. Ce film n’a rien à voir avec la géométrie, même si des cercles en sont les protagonistes, il s’agit, m’a-t-il dit, d’une histoire de gestes.

 

La constatation est éloquente à deux titres.  Premièrement, quant au film Sphère lui-même : derrière les chorégraphies abstraites de ce film, dont le formalisme est renforcé par l’accompagnement musical de fugues de Bach, il y a les mouvements du corps humains. D’ailleurs, cela rejoint les propos de McLaren au sujet de la mémoire musculaire. Deuxièmement, en ce qui concerne les autres films de Jodoin, on alors est peut-être autorisé de penser que le thème géométrique n’est pas le fin mot de l’affaire, même s’il semble y être dominant. Cela est confirmé par les gestes qu’il fait maintenant devant moi parlant de Entre temps et lieux. Cela dit qu’il y a un langage du corps et, par un lien nécessaire, une pensée derrière le discours de la géométrie. Combien de fois n’ai-je pas entendu René dire que ça n’a aucune importance que ce soit un carré, ou un triangle ou un cercle, l’important étant de poser quelque chose et d’être cohérent avec cette décision cinématographique initiale, d’être cohérent avec ce «quelque chose».

 

Il ne s’agit toutefois pas de nier l’importance de la géométrie dans l’œuvre de Jodoin. Elle prend, en l’occurrence, des formes assez différentes selon les films et il est intéressant d’examiner ces différences. On a déjà établi que, malgré les apparences, Sphères n’est pas un film de géométrie. Ronde carrée et Notes sur un triangle forment un groupe à part où il est évident que le deuxième constitue un prolongement du premier. Certaines configurations visuelles sont presque identiques et surtout, dans les deux cas, l’argument est similaire : d’une part, étude des subdivisions du carré (en carrés, en rectangles et en triangle), d’autre part, étude des subdivisions et des recompositions d’un triangle équilatéral (subdivision en triangles plus petits ou de type différent, recomposition en figures plus complexes allant jusqu’à la suggestion de la tridimentionnalité). Il y a dans Ronde carrée une intention pédagogique manifeste, le déroulement du film fut établi d’après les conseils d’un mathématicien et il fut effectivement utilisé à des fins d’enseignement. On raconte, entre autre, qu’un professeur de mathématique brésilien a élaboré une sorte de manuel à partir de ce film.

 

Dans un cadre plus libre et plus ambitieux, Notes sur un triangle poursuit la même tentative. Jodoin affirme d’ailleurs qu’il aurait bien voulu développer ce nouveau sujet avec le même mathématicien, ce qui ne s’est pas avéré possible. Dans ce nouvel essai, il multiplie le nombre d’éléments distincts présents simultanément à l’écran et pousse beaucoup plus loin le travail des symétries complexes, qui n’était qu’embryonnaire dans Ronde carrée. On note également une volonté de trouver une correspondance musicale pour chacun des deux thèmes géométriques, musique traditionnelle de «set carré» pour Ronde carrée (le titre anglais est Dance squared qui réfère directement à l’expression «square dance» qui désigne ce genre de danse traditionnelle) et une valse pour Notes sur un triangle. Ces choix correspondent à un désir de légèreté et à une volonté de se référer à des formes populaires, qu’on retrouve de diverses façons dans tous ses films, cependant il est clair qu’il faut aussi y voir une volonté de cohérence conceptuelle.

 

Rectangles et rectangle constitue un pivot dans l’œuvre de Jodoin non pas tant parce que, comme tel, il amènerait des éléments nouveaux mais à cause de l’éclairage singulier qu’il jette sur les films précédents, nous forçant à y discerner, au-delà de l’intention de pédagogie géométrique, une couche plus profonde faite de thèmes plus abstraits. Rectangles et rectangle ne propose aucunement une analyse du rectangle, semblable à celles du carré et du triangle dans les films précédents. D’entrée de jeu, il n’est pas présenté en tant qu’entité géométrique distincte mais, bien précisément, en tant qu’écran de cinéma vide (ou encore en tant que surface rectangulaire de l’image sur le film) habité uniquement par le clignotement uniforme de la lumière. Cette ouverture pose radicalement la question suivante : s’il n’y a sur l’écran que l’écran défini par la lumière, que peut-il arriver ? De là, le film s’engage premièrement dans une procédure de division de la lumière (par clignotements où d’abord le noir et le blanc alternent, puis les couleurs primaires et ainsi de suite) et, ensuite, de là, dans une procédure de subdivision du rectangle même de l’écran en des compositions de multiples rectangles qui forment au bout du compte des motifs complexes pouvant évoquer des textiles traditionnels.

 

Ces subdivisions du rectangle ne se développent pas selon une analyse géométrique systématique, mais plutôt comme simple déploiement d’une multiplicité à partir de l’unicité vide du rectangle-surface de l’écran, multiplicité toujours faite uniquement de rectangles, formes toutes équivalentes à celle qui est posée initialement. Le titre – le mot «rectangle» au singulier puis au pluriel – dit d’ailleurs ce rapport singularité/multiplicités ainsi que la cohérence formelle de son expression – que des rectangles. Le tout se termine donc par un retour à la donnée de départ : surface de l’écran vide et alternance lumineuse blanc/noir. Ce retour n’est aucunement une pirouette finale dans le but de faire boucle, sa nécessité est d’emblée inscrite dans l’image initiale et dans le titre. A ce sujet, on peut dire avec Mallarmé que «rien n’aura eu lieu que le lieu».

 

Ce film, d’une austérité et d’une concentration rare, nous apprend que le cinéma de René Jodoin est fondamentalement une méditation sur l’espace (et plus précisément sur l’espace de l’écran), et, dans ce cadre, sur l’unicité et la multiplicité. Reconsidérant les deux précédents films sous cet éclairage, on retrouve ces caractéristiques. Ronde carrée et Notes sur un triangle présentent tous deux le déploiement d’un multiple à partir d’un élément unitaire clairement donné comme point de départ. C’est seulement dans le deuxième cas que s’introduit, et d’une manière particulièrement fulgurante, le retour final à l’élément initial. À cet égard, il y a progression d’un film à l’autre : 1- affirmation finale de la multiplicité des carrés et de ses composantes ; 2- retour final au triangle ; 3- retour final à l’espace vide rectangulaire de l’écran, qui malgré la multiplication des surfaces n’a jamais cessé d’être là, condition de tout le reste.

 

L’affirmation de l’écran à titre de lieu fondamental du film, qui est le thème explicite de Rectangles et rectangle, se retrouve implicitement dans les films précédents. Dès l’ouverture de chacun de ces films, on peut interpréter, d’une part, le mouvement rapide et soudain d’entrée du carré dans l’écran et, d’autre part, les mouvements successifs de rotation du triangle (qui servent à afficher les titres de début) comme des façons de simultanément présenter la figure et affirmer l’espace, espace qui dans les deux cas restera pour l’essentiel polarisé sur le point central où se croiseront tous les axes de symétrie.

 

Dans Ronde carrée, la totalité de l’action se déroule sur la surface visible de l’écran, certaines formes débordent, à certains moments, les limites de l’écran mais aucune n’en sort complètement pour disparaître. Strictement, il n’y a pas de hors champs, l’écran figure la totalité de l’univers tel que défini par le film. Dans Notes sur un triangle, des triangles sortent de l’écran, mais il n’est pas sûr qu’on ait pour autant à faire à une proposition d’espace homogène et continu qui se poursuive au-delà des limites du cadre. Je crois qu’il faille plutôt affirmer qu’au-delà de cette limite, ni les éléments qui sortent ni l’espace ne continuent d’exister. Cela est particulièrement probant à l’examen du célèbre zoom exponentiel qu’on trouve au premier tiers du film.

 

Dans les conditions techniques pré-numériques de l’époque, ce zoom constituait une prouesse technique. Cependant, ce n’est pas là l’aspect le plus intéressant de cette séquence. La caméra s’approche longuement des triangles qui se subdivisent de plus en plus, mais dans la mesure du rapprochement, une partie des triangles issus des subdivisions disparaissent hors du champs de sorte qu’à quatre reprises le même nombre de triangles, de même dimension, subsistent au centre de l’écran. De cette façon, l’effet de zoom est régulièrement annulé. Même s’il y a mouvement du point de vue vers l’avant, c’est toujours la même situation qui subsiste, il n’y a d’espace que la surface de l’écran, finalement indifférente au rapprochement de la caméra.

 

Dans les films qui suivent Rectangle et rectangles, à savoir Question de formes et Entre temps et lieu, on retrouve le même impératif d’expliciter la surface d’inscription des images, un carré dans le premier, et de nouveau un rectangle, le rectangle de l’écran, dans le dernier. Ces deux films constituent par ailleurs une sortie hors de l’empire de la symétrie. C’est dans Question de formes, le film le moins accompli de la série, que ce passage important s’effectue. Partant d’un point placé au centre de l’écran (cas de symétrie minimale et absolue), le travail ne s’effectue pas dans ce cas sur des éléments géométriques définissant des surfaces (le carré, le triangle) mais bien sur le point. La multiplicité se crée par le biais de développements vectoriels qui peu à peu abandonnent l’ancrage du point central pour migrer potentiellement sur tous les points de l’écran et générer des compositions qui échappent à toute symétrie.

 

Rappelons qu’au point culminant de Ronde carrée, la foule des petits carrés, rectangles et triangles se laissent tout à coup emporter dans une grande ronde jubilatoire qui échappe totalement à la construction rigoureusement symétrique des autres parties du film. Après quelques grandes promenades autour de l’écran, l’image naïve et dansante d’une maison se constitue fugitivement. Le film se termine ensuite sur la multiplicité symétrique des carrés de nouveau affirmée, dont la construction n’est pas sans rappeler l’image instable et libre qui précédait immédiatement.

 

Tout l’effort de Jodoin n’a-t-il pas alors consisté à explorer l’énigme de cet écart entre, d’une part, les formes libres, joyeuses et dansantes de la vie, comme quatre mains cherchant des enchaînements de gestes et, d’autre part, les entités idéales, abstraites, qui en seraient l’assise et auxquelles la géométrie donnerait accès. C’est ce que permet de penser la facture du dernier film, Entre temps et lieu, venu après de longues années d’expérimentation sur l’ordinateur.

 

Ce nouvel opus étonne à plus d’un titre et constitue un véritable aboutissement. D’abord, il tire une parti surprenant d’un logiciel complètement périmé, ce qui en soi est une leçon de la part de celui qui joua un rôle décisif dans l’émergence de l’animation par ordinateur au Canada. Cela témoigne d’une vision non-unilatérale en ce qui a trait au rapport entre création artistique et progrès technologique. Ensuite, Jodoin y renverse la polarité entre gestes et construction formelle, qu’on trouve dans Sphères, par exemple, où les explorations gestuelles restent dissimulée. Dans Entre temps et lieu, le fondement gestuel occupe l’avant plan, le film se présente d’emblée comme une véritable danse amusée, asymétrique, décentrée, proliférante, où la construction rigoureuse reste sous-jacente. Il s’ouvre et se clos sur des sortes de saynètes entre un cercle et un rectangle où chacun cherche à voler la vedette à l’autre. Cela définit les protagonistes géométriques en tant que personnages mais dénués de tout anthropomorphisme et de tout psychologisme, ce qui distingue nettement Jodoin de McLaren.

 

Le corps du film est dominé par les danses du rectangle qui temporairement domine et peut, à sa guise, se multiplier à l’infini, en laissant ses traces partout jusqu’à ce qu’il ne soit plus possible de faire la différence entre ses évolutions vertigineuses et les images complexes qui en résultent et couvrent tout l’écran. La distinction «élément en mouvement» et «espace du mouvement» est ainsi continuellement annulée. Pas étonnant alors que le rectangle soit le protagoniste de ces développements et qu’au centre du film, on trouve, comme dans Rectangle et rectangles, l’affirmation explicite du rectangle de l’écran comme espace fondamental de ce film. Il s’agit dans les deux films du même rectangle et de la même indistinction entre forme et espace, mais la présentation de ce thème est ici placée dans une lumière différente qui laisse place au désordres du corps et à l’intrusion de l’hétérogène absolu, le cercle. L’embryon de narration qui sous un angle semble donner légèreté à cet ensemble, apparaît finalement comme gravité, comme fissure dans l’autodéveloppement de la forme. On voudrait voir la suite.

 

 

 

Pierre Hébert

99-10-10