Le monde des ombres

LE MONDE DES OMBRES

publié dans la revue 24 Images (no 125, Dec.. 2005-Jan.. 2006, pp 22-25).

Une remarquable exposition de l’artiste sud-africain William Kentridge a été présentée au Musée d’art contemporain de Montréal plus tôt cette année. Je ne tenterai pas ici de commenter l’ensemble de cette exposition très exhaustive ni de faire le tour de l’œuvre polymorphe de William Kentridge (dessin, cinéma d’animation, sculpture, installation, théâtre). Je me limiterai plutôt à examiner sa singulière pratique du cinéma d’animation. Or il se trouve que chez Kentridge, et c’est entre autres ce qui fait sa singularité, le cinéma d’animation est omniprésent et indissociable de toutes les autres pratiques. C’est le point focal de tout son travail. Il permet donc quant même un regard sur l’ensemble de l’œuvre.

On peut certes examiner le corpus cinématographique pour lui-même car il y a bien un ensemble de films qui peuvent être projetés de façon normale. Cependant, de façon générale, Kentridge semble toujours avoir voulu mettre ses films en «exposition» plutôt que simplement en «projection», d’où sa préférence pour les musées et les centres d’expositions aux dépens des festivals de cinéma, par exemple. Il y a donc une vraie question au sujet des rapports entre l’animation et toutes ces autres disciplines qui l’intègrent, mais il y a surtout, comme corollaire de cette première question, une autre question essentielle pour moi : Qu’est-ce que le cinéma d’animation de Kentridge fait au «cinéma d’animation», à la tradition du cinéma d’animation ? C’est l’angle sous lequel je vais poursuivre.

J’ai vu pour la première fois deux films de Kentridge au festival d’Annecy en 1998. L’un d’eux était History of the Main Complaint que je tiens pour un de ses films les plus accomplis. Je ne savais rien alors de ce qui entourait sa production. C’était tout simplement un «film» parmi les autres films, dans le vaste cafarnaüm qu’est le festival d’Annecy. Pourtant ces films me sont apparus comme des ovnis absolus dans le cadre de la production contemporaine d’animation. J’ai été ébloui, renversé et complètement excité. Je trouvais que History of the Main Complaint aurait dû obtenir le grand prix, cette année-là. Ce ne fut pas le cas, il est passé dans le firmament d’Annecy comme un ovni, et ovni, il est resté.

Je croyais donc avoir affaire à une œuvre de cinéaste. J’ai su par la suite que la réalité était plus complexe, mais je garde quand même, de ce premier contact, le sentiment que ses films existent «cinématographiquement», indépendamment des mises en scènes ou des mises en exposition auxquelles, le plus souvent, il les destine. Ainsi, pour prendre des cas extrêmes, on ne peut, sans amoindrir l’œuvre, dissocier les films de Sleeping on Glass et de Medecine Chest des installations dont ils font partie, projection sur le miroir d’une commode, dans un cas, et sur une armoire de médicament, dans l’autre. D’autant plus dans le cas des films conçus pour des projets théâtraux. S’agit-il tout de même vraiment de cinéma au sens plein du terme, comme je me plais à le penser ?

C’est une question de l’heure de savoir s’il y a un héritage du «cinéma» qui déborde son cadre classique et transcende l’explosion technologique actuelle des images en mouvement, dans laquelle s’engloutit de plus en plus le cinéma historique tel qu’il a dominé le vingtième siècle. Bien qu’il n’y ait chez Kentridge aucune ostentation du numérique, et autres technologies à la mode, et qu’au contraire il affectionne les technologies désuètes et décrit sa façon de faire du cinéma comme «stone age film-making», cinéma de l’âge de pierre, je tiens que son œuvre cinématographique est de celles qui posent précisément et totalement le problème du destin du «cinéma».

Ce que Kentridge appelle «stone age film-making» est une façon de faire de l’animation qui se démarque des techniques industrielles avec grandes équipes et une extrême division du travail. À première vue, ce n’est pas particulièrement original car il y a toute une tradition du cinéma d’animation indépendant qui, depuis longtemps, se base sur l’approche individuelle et artisanale adoptée par Kentridge. Sa technique d’animation, par dessin et effaçage progressif des traits au fusain, n’est pas nouvelle non plus. Ce n’est pas différent des animations de pastel effacé de Norman McLaren ni du travail au fusain de Ryan Larkin, un disciple de McLaren, dès 1964, dans Syrinx. Pourtant c’est comme si, chez Kentridge, quelque chose était fondamentalement resitué. Il y a en effet de nombreuses différences entre l’approche McLarenienne et celle de Kentridge qui fondent la radicale différence de la manière de ce dernier.

Premièrement, on ne trouve chez Kentridge aucun culte esthétique du mouvement, aucune mystique de la création du mouvement par la magie de «l’image par image» qui constituent la vulgate du monde de l’animation et qui marquent également les conceptions de McLaren, bien que ce dernier, tant dans sa pratique que dans ses propos, soit souvent venu tout près de s’en démarquer. Kentridge affirme «avoir commencé à filmer des dessins dans le but d’enregistrer leur histoire» et il désigne ses films comme des «drawings for projection» (des dessins à projeter). On ne trouve d’ailleurs pas chez Kentridge d’exemples de virtuosité dans le contrôle du mouvement, ni aucune volonté de dissimuler les scories techniques pour donner une image pure du mouvement. Au contraire, Kentridge revendique son activité comme imparfaite.

Aucune trace ici de l’opposition McLarenienne entre les «dessins qui bougent» et «les mouvements dessinés». On a plutôt affaire à une procédure exploratoire centrée sur la dérive progressive de dessins qui ne vont pas nécessairement où l’on croyait qu’ils iraient. C’est plus une question de destin des dessins qu’une question de mouvement. «Un film des dessins retient chaque moment. Et évidemment, souvent, alors que le dessin avance, il se produit des détournements d’intérêt à partir de ce qui, initialement, apparaissait central vers des aspects qui au départ pouvaient sembler secondaires. Le filmage me permet de suivre le cours de ce processus de vision et de re-vision. Cet effacement du fusain, une activité imparfaite, laisse toujours une trace grise sur le papier. Ainsi, le filmage n’enregistre-t-il pas seulement les modifications dans le dessin, mais révèle aussi l’histoire de ces changements, car chaque effaçage laisse la trace de ce qui a été.» (William Kentridge, Skira, 2004, catalogue de l’exposition, p.89)

À partir de cette citation, on peut déduire une vision extrêmement singulière de l’acte d’animation où, plutôt que de s’accorder à une stricte finalité technique, s’élabore un ensemble dont chaque élément vaut d’abord par son rapport avec le sens. Ainsi en est-il du rapport inversé entre dessin et animation qui fait apparaître simultanément le dessin comme un constituant du film et comme une entité externe, quasi autonome. Le filmage est à la fois le simple enregistrement de l’évolution d’un dessin, et la création d’un objet-film, souverain dans son propre champ. Le dessin garde les traces de toutes les modifications successives qui ont permis la production de mouvement – il est ainsi soumis à la logique propre de l’animation et du film -, mais simultanément le dessin, affublé de toutes ces traces parasitaires, reste un objet d’exposition qui, lui aussi, fait sens dans son propre champ sans aucunement souffrir des «imperfections» liées au fait d’avoir servi à faire de l’animation. Il y a une totale indécidabilité quant à l’ordre de préséance entre les deux objets. Cinéma peut-être, mais cinéma écartelé.

Au-delà de cette logique de disjonction, les deux ordres d’objets, dessins et films, forment un système de signifiance qui les rend indispensables l’un à l’autre au sein même de leur disjonction. C’est ce qui fonde la pratique de Kentridge de montrer films et dessins ensemble dans des musées. L’exposition de Montréal témoignait de façon multiple et éclatée de l’éloquence de ce dispositif de monstration qui non seulement met le cinéma dans une situation inhabituelle, mais altère radicalement l’espace du musée. J’en ai fait une expérience plus circonscrite donc plus facilement analysable, au Museum of Modern art de San Francisco, à l’automne 2004, où on ne présentait qu’une seule oeuvre, Tide Table. Dans une première salle, il y avait quatre ou cinq grands dessins du film et, dans une deuxième salle, la projection du film lui-même. Le spectateur était d’abord invité à regarder les dessins, maculés des traces d’effaçages, ne voyant dans ces traces que de simples éléments du dessin sans rapports évidents ou nécessaires avec le processus d’animation. On pouvait plutôt les comprendre comme les symptômes d’une exploration picturale ou encore comme des particularités stylistiques d’ostentation d’une «activité imparfaite», qui amplifient le caractère dramatique des œuvres.

L’expérience du visionnement était nécessairement altérée par la vue préalable des dessins. Et ce de plusieurs façons. Question d’échelle, d’abord. Je l’ai souligné, les dessins sont très grands. Par contre l’échelle de la projection n’est pas appréhendée de la même façon, il ne s’agit alors que d’une pure particularité optique arbitraire, totalement indépendante du format réel des dessins dont on continue tout de même à se souvenir comme de «grands dessins», fantasmatiquement plus grands que l’image projetée. L’éloquence dramatique que l’ampleur du format donne aux dessins est ainsi transportée vers l’expérience de visionnement du film. Très concrètement, du fait d’avoir vu les dessins juste avant, on voit le film comme «un film de grands dessins». À cet égard, l’expression de Kentridge «drawings for projection» est absolument précise.

Les dessins de Kentridge sont naturalistes en ce sens qu’ils offrent une représentation tridimensionnelle du réel. Cependant, l’appréhension de cette représentation de l’espace est également très différente selon qu’il s ‘agit de la vision des dessins ou selon qu’il s’agit du visionnement du film. Dans le premier cas, il n’y a pas d’effet de «hors champ». Quel que soit le naturalisme de la représentation, le dessin se termine à la limite de la feuille de papier qui le supporte et qu’on a très clairement sous les yeux. Il n’y a pas dans ce cas l’effet fantasmagorique qui se produit lors du visionnement d’un film, qui consiste à imaginer ou à supposer une continuation de l’espace au-delà des limites du cadre de projection. Sous cet aspect encore, la contemplation préalable du dessin altère la réception du film. L’effet de hors champ n’est pas aboli, mais l’ambivalence fondamentale du cinéma qu’avait souligné André Bazin (le plan comme «découpe» ou comme «fenêtre») est poussée à son point de rupture.

À la sortie de la projection, on est de nouveau en présence des dessins dont la perception est à son tour altérée. Plus précisément, les traces d’effaçage deviennent plus perceptibles et sont comprises pour ce qu’elle sont d’un point de vue fonctionnel, c’est-à-dire une méthode pour produire de l’animation. De cette façon, le film est de nouveau mis en question, rétrospectivement cette fois, au niveau de son mécanisme fondamental de reproduction du mouvement à partir d’images fixes. Il faut cependant noter que cette situation n’a rien à voir avec les dispositifs d’exposition parfois mis en place où des séries de cellulos ou de dessins sont exhibées en regard d’une projection de film d’animation. L’accès ainsi donné à la succession des dessins fixes permet au spectateur d’analyser le processus de production du mouvement animé. Ce qui est montré est un dispositif technique, un «comment on fait». Le but de la monstration est pédagogique, pour l’essentiel détaché de la force dramatique et du sens du film. À aucun moment dans l’expérience proposée par Kentridge, on n’est tenté par ce détachement pédagogique. On reste, à chaque moment du parcours, plongé dans un monde dont la force de sens et l’intensité dramatique ne cessent de s’amplifier, car chaque aspect a son rôle dans la production du sens. Rien n’y est strictement instrumental.

Il faut donc revenir sur la valeur que prend l’animation par dessin et effaçage progressif chez Kentridge, en en soulignant deux autres aspects : d’une part, le lien avec l’activité physique nécessaire à l’exécution de ce travail et, d’autre part, le lien avec la conception du paysage à travers sa représentation.

Une des choses remarquables chez Kentridge est sa façon de considérer les gestes et les déplacements qu’il doit faire comme étant intégrés au sein même de l’activité créatrice. Et ce, non à titre d’une virtuosité quelconque, mais en les prenant plutôt dans leur littéralité la plus terre-à-terre. «Laissez-moi insister ici que c’est dans le processus de travail que mon esprit se met en mouvement – je veux dire l’activité physique plutôt stupide d’aller vers le dessin, de me déplacer en avançant et en reculant entre le dessin et la caméra, soulevant, modifiant, ajustant l’image…(ibidem p.99). L’important étant «comment je sens que le cinéma est en marche (…) Il y a de l’impureté dans l’impulsion qui soutient la première image mais qui ne la valide ni ne l’invalide. Toutes les stratégies pour évaluer les images ne peuvent se vérifier qu’après coup. Pour moi, il faut toujours aborder avec prudence la pure lumière de l’inspiration. Il est souvent préférable que les choses qui émergent comme des «bonnes idées» en restent là. C’est à travers l’action physique de leur venue à l’existence, et la forme à laquelle ultimement elles atteignent, qu’elles peuvent démontrer leur valeur et souvent ce sont plutôt les choses qui arrivent sur les marges de l’esprit qui vont tenir jusqu’à la fin. (ibidem p.116)

Cette façon de travailler que Kentridge a la modestie de présenter comme une approche non universelle mais essentielle et vitale pour lui, «parfois dangereusement proche de devenir une forme de thérapie occupationnelle» (ibidem p.99), présente un caractère fondamental quant à la définition du cinéma d’animation ou, plus précisément, quant à la position du hiatus technologique dans ce qui lie et dissocie l’artiste par rapport à sa production. Elle n’est pas sans rappeler les conceptions de McLaren, d’une part, avec son idée de mémoire musculaire, et de Len Lye, d’autre part, avec sa conception kinesthésique de l’animation, qui en faisait une sorte de danse. Mais tant chez McLaren que chez Len Lye, cette approche de l’action physique dans l’animation était totalement centrée sur le mouvement. Chez Kentridge, cela a à voir globalement avec l’émergence et l’évolution des images dans un parcours mental et ultimement avec la reconnaissance du sens des images et pas tellement avec une esthétique formelle du mouvement. Il s’agit toujours de trouver où doit aller l’image, quel est le point d’équilibre du sens.

Quant à la façon dont Kentridge traite la question des paysages, qui jouent souvent un rôle central dans ses travaux, là aussi un primat est donné aux actions physiques qu’il faut accomplir. «Une des façons dont je travaille est de conduire une distance prédéterminée mais arbitraire, disons 6.3 ou 19.8 Km, et à ce point, travailler avec ce qui se présente. Ceci afin de conjurer la peste du pittoresque (quoique ça soit presque impossible). Habituellement, je reviens avec un catalogue d’ouvrages de génie civil. Il est devenu clair que la variété des interventions humaines éphémères sur le paysage domine largement ce que le terrain a à offrir par lui-même. (…) Il y a d’autres traces aussi. La chronique interminable des désastres ou des presque désastres dont témoignent les marques de pneu qui ponctuent la route. (…) Et une appréhension des lieux sur lesquels on a agi, qui n’est pas aussi simple et nimbée de grâce qu’on le voudrait. (…) Évidemment, même avec des arrêts au hasard au bord de la route, des vues d’une beauté remarquable se présentent. Il serait stupide de s’aveugler face à ces beautés, mais s’en laisser totalement imprégner semblerait tout aussi étourdi. Je ne crois pas qu’il y ait de réponse simple face à un lieu dont l’apparence peut-être si différente de ce qu’est son histoire.» (ibidem p.110-111) Et de donner l’exemple des paysages idylliques où se trouvaient autrefois des camps de concentration, où «les traces dans le paysage sont très ténues», tout comme «les mémoires collectives sont extrêmement courtes».

Nous sommes ici au plus vif de l’œuvre de William Kentridge. On a affaire à une démarche profondément enracinée dans l’histoire politique récente de l’Afrique du Sud. Le dispositif de Kentridge dont je viens de faire sommairement le tour, avec son foyer sur l’effaçage et ses bavures, toute cette «activité imparfaite» qui se coupe volontairement des images trop séduisante, «en état de grâce» («les images que j’aime ne sont pas pour moi»), a pour objet la réactivation des traces ténues de l’histoire particulièrement dramatique de l’apartheid, ensevelies dans des paysages muets, la mise en mouvement de la mémoire défaillante, de la mauvaise foi, de la culpabilité… L’animation selon Kentridge est avant toute chose le déploiement de ce procès d’ensevelissement et de réémergence sur le papier, sur l’écran et au sein de la conscience de chacun. C’est là que toute l’activité de l’artiste trouve sa cohérence.

Alors qu’est-ce que ce travail fait à l’animation ? Ce n’est évidemment pas quelque chose dont on peut tirer des leçons simples que n’importe qui, n’importe où, pourrait mettre en pratique. C’est une entreprise tout à fait spécifique, liée à une situation à la fois personnelle et politique, qui n’est pas imitable, et c’est de là qu’elle tire sa force. Il y a chez Kentridge, dans le contexte qui est le sien, une réinvention de fond en comble des données de l’animation. Je ne veux pas dire une invention de nouvelles techniques. McLaren inventait des techniques, dans une toute autre époque et un tout autre contexte de cinéma et, ce faisant, réinventait aussi, à sa façon, les données de l’animation et du cinéma. En disant «réinventer les données de l’animation», je veux dire réactiver son principe même, qui fut son acte de naissance, et en faire un opérateur de sens.

L’entreprise de Kentridge est également marquée par l’époque où «le cinéma d’animation» disparaît comme entité fermée. On peut imaginer qu’il a trouvé « l’animation» comme un objet désuet, perdu au détour d’une fin de siècle, et qu’il en a fait l’outil idéal pour ses propres fins, pour son projet de travail sur les disjonctions entre des composantes contradictoires de la vie quotidienne, avec lesquelles nous devons nous accommoder. Il se sert des pièces détachées du cinéma d’animation pour fabriquer, par bricolage impur et probablement sans pérennité, un nouvel appareil qui a la malléabilité et l’ubiquité nécessaires pour se mettre en rapport avec ce monde en éclats, appareil qui actualise toujours la force du «cinéma», en tant que travail sur l’espace et le temps, médiatisé par la technique. Et cela est à mettre en ligne avec son intérêt pour d’autres désuétudes nostalgiques (les jeux pré-cinéma, les ombres, les marionnettes, le cinéma de Mélies, les images noir et blanc rappelant les débuts du 20ième siècle, etc.). Il n’y a probablement pas d’autres destins pour le cinéma d’animation que de devoir, de façon sans cesse renouvelée, en reconstruire ainsi les données dans le présent de l’histoire. Sa fulgurance en dépend.

Il faudrait ici longuement citer un texte essentiel, In praise of shadows (En l’honneur des ombres), que Kentridge a écrit en marge du projet théâtral Zeno at 4 a.m., dans lequel il opère un surprenant renversement du mythe de la caverne de Platon. «Est ce que ça peut marcher à l’envers – une personne aveuglée et débordée par la lumière du soleil, incapable de la regarder, familière avec le monde de tous les jours et la surface des choses, décidant de descendre dans le monde des ombres, pas seulement par besoin de soulagement, mais aussi par besoin d’élucidation ?» (ibidem p. 156). Ici par «ombres» on doit comprendre non seulement le théâtre d’ombres, mais aussi les marionnettes et, certainement, le cinéma d’animation, toutes les formes de représentations qui par définition échappent à l’identification psychologique et excluent toute approche stanislaskienne. Je me contente d’aller directement à sa conclusion : «Voir, plutôt que la simple projection d’ombres et de lumières sur une rétine, est toujours une médiation entre cette image et d’autres connaissances préalables. Ce que font les ombres, en tant qu’objets, silhouettes ou marionnettes, c’est de rendre cette médiation consciente. Le monde des ombres nous dit des choses au sujet de la vision, qui sont invisibles sous la lumière du soleil» (ibidem p. 159). C’est bien à une telle descente dans la caverne que l’expo Kentridge conviait le visiteur.