J’ai commencé le projet Lieux et monuments sans le savoir, il y a de nombreuses années, bien avant d’avoir inventé ce titre. En effet, je m’intéresse depuis longtemps, à travers des films ou des performances, à faire émerger le démon des lieux. Mais, c’est dans La Statue de Giordano Bruno (2005) qu’un monument apparaît pour la première fois, et c’est dans Herqueville (2007) qu’a lieu une première tentative d’animation minimaliste qui va caractériser toute la suite de mon travail. Praha-Florenc (2009) porte pour la première fois la mention Lieux et monuments, le numéro un. Plusieurs autres opus suivent années après années: Place Carnot – Lyon (numéro deux, 2011), Rivière au tonnerre (numéro quatre, 2011), et John Cage – Halberstadt (numéro cinq, 2013). Le numéro trois, sur Tokyo, est en panne, il sera terminé plus tard cette année. En 2012, le CALQ m’a accordé la bourse de carrière en cinéma pour soutenir le développement de ce projet. L’installation vidéo Berlin – Le passage du temps, qui porte le numéro six, marque la fin de la période de deux ans couverte par cette bourse et permet de poser un jalon temporaire, un point tournant, dans le développement de ce projet. Entretemps, la bourse m’avait également permis de faire de nombreux tournages à travers le monde.
Lieux et monuments est en effet un projet qui potentiellement englobe l’humanité entière. L’idée est de tourner, un peu partout dans le monde, des scènes apparemment banales de la vie quotidienne telles qu’elles se déroulent autour de monuments ou de n’importe quoi d’autre qu’on peut considérer comme des marqueurs de temps, d’histoire, de mémoire et d’oubli, et de constituer ainsi une certaine image du temps présent. Le but est que l’ensemble des films, installations et sites web, avec leurs images de rien, devienne une sorte de monument du monde. La notion de monuments est donc ici très large, à la fois très modeste et très ambitieuse. On le voit, il ne s’agit aucunement de faire un répertoire de monuments célèbres à travers le monde. Je privilégie des lieux qui évoquent l’histoire de façon paradoxale et qui proposent une projection singulière dans le temps. Je les trouve au hasard de flâneries dans les villes où je passe, des monuments oubliés, perdus ou carrément disparus. Les possibilités de tournage m’apparaissent par surprise, de façon inattendue, parfois par défaut. Je tourne habituellement en plan fixe, longtemps, des presque photographies, à attendre qu’il se passe «quelque chose». Car, en principe, il se passe toujours «quelque chose». Parfois, rien de spécial ne semble apparaître et ce n’est que dans un visionnement ultérieur que je suis saisi par le détail du simple «gestus» des gens (comme le dit Brecht), qui peut devenir le point de départ d’un travail d’altération de la durée et de l’espace, qui permet de faire de ces situations singulières et minuscules des allégories du temps qui passe, de faire qu’ils se cristallisent en un prisme où scintille l’histoire universelle.
Je procède d’abord à un démembrement du tournage pour ensuite le recomposer de façon plus compacte à l’aide d’outils numériques. Cette densification du temps est faite sans ostentation fantasmagorique, de sorte à ne pas briser le lien avec la matière brute originale. C’est une opération d’animation invisible, centripète, qui altère complètement la durée sans effacer son grain de réalité. Ensuite, ce bloc opaque est soumis à la morsure d’interventions animées, manifestes et vibratoires cette fois, centrifuges, qui, par touches minimalistes et incrémentales, le mène à un état d’incandescence où il se consume en des éclairs de significations imprévus. Tout cela est certes très inspiré par Walter Benjamin, allant de l’image du flâneur (que je suis lorsque je déambule pour trouver des images, lorsque j’attends le nez en l’air en laissant tourner la caméra, lorsque je parcours le matériel d’un oeil distrait afin d’en discerner l’invisible) jusqu’à la fulgurance des images dialectiques qui unissent fugitivement le présent et le passé (auxquelles j’assimile tout ce travail technique que j’entreprend par la suite). Autant je refuse de transformer le réel en fantasmagorie, autant je vise à une fantasmagorie du regard, à agir de la façon la plus aigue sur le regard du spectateur et à le plonger dans un vertige temporel.
La première fois que je suis allé à Berlin, que je considérais comme une ville très prometteuse pour mon travail, à cause justement de son histoire récente complètement télescopée, je n’ai rien trouvé à tourner. Tout ce qui touchait à l’histoire me semblait stéréotypé, surfait et trop évident. Il a fallu un mûrissement, un temps de pénétration dans la texture de la ville, avec l’aide d’amis qui m’ont entraîné, l’un, à l’aéroport Tempelhof qui recèle, entre ses pistes abandonnées, la mémoire du pont aérien de 1948/49, et l’autre, devant le chantier de reconstruction du palais impérial des Hohenzollern, sur cette esplanade où se sont succédé tant d’édifices de pouvoir, que j’ai d’abord tourné au … mauvais endroit (!) mais en en gardant tout de même quelque chose, deux immigrants indolents, un père et un fils, que j’ai replacé au bon endroit. Les pèlerinages sur la Bertolt-Brecht-Platz et sur la Walter-Benjamin-Platz tenaient de mon panthéon personnel. J’ai croisé les mariés de la porte de Brandebourg et l’accordéoniste bulgare ( ?) de Friedrichstrasse totalement par hasard. La recherche du mur a été une affaire plus ardue où j’ai eu du mal à me décider à tourner avant un bon moment. Il a fallu un pigeon qui traversait nonchalamment l’ancienne ligne de démarcation, à Postdamerplatz, et un maçon qui faisait tranquillement son ouvrage à quelque mètres de moi, sans remarquer ma caméra, entre trois segments du mur, sur Rudolfstrasse, un coin perdu derrière la station S-Bahn de Warschauerstrasse où j’ai beaucoup vagabondé et tourné. Je me trouvais là en fait pour prélever l’image d’un clocher et le replacer sur l’église Genezareth, sur Herfurstrasse, juste derrière les pistes de Tempelhof, qui fut amputé du sien en 1948 pour laisser passer les avions du pont aérien.
Au fil de trois voyages, les tournages ont proliféré et il est devenu difficile d’adopter pour cette ville la formule d’un simple court-métrage organisé autour d’un seul plan et d’un seul lieu comme cela avait été le cas jusque là. Ici, la ville entière et son histoire constituaient le lieu et le monument. Il fallait un cadre multiple pour en rendre compte. C’est ainsi que la forme kaléidoscopique d’une installation vidéo à quatre écrans s’est imposée, tout comme le système de boucles de longueurs inégales en constant glissement les unes par rapport aux autres (il a été calculé qu’il faudrait une durée de mille cent vingt années pour que le jeu des cycles revienne à son état initial, trop long pour une vie humaine). Cette forme seule pouvait faire écho au tourbillon sans fin qu’est l’histoire de cette ville. Ainsi en est-il de la reconstitution par le gouvernement de l’Allemagne réunifiée de la façade du Stadtschloss, le palais impérial bombardé par les alliés pendant la guerre et puis démoli par la RDA. L’installation propose donc un récit circulaire, sans début et sans fin, mais qui ne se répète pas, où le visiteur est convié alternativement, d’une part, à une méditation globale face à l’ensemble des échos et des renvois entre les quatre entités, et d’autre part, à un regard concentré sur des capsules qui constituent autant de petits films autonomes, des monades dures comme des pierres emportées et submergées dans le déferlement cyclique. Quelle que soit la durée où le moment du visionnement, j’ai la conviction que tout visiteur sera marqué par l’expérience d’un état de l’histoire et qu’il en transportera la globalité vue dans le prisme du plus court instant.
Dans cette logique de multiplication des angles de vision, il était naturel de produire une version web de Berlin – Le passage du temps, modifiée selon les limites et les fonctionnalités propres à un site internet, ce qui pour le spectateur entraîne une expérience de vision assez différente de la même matière de base. Contrairement à l’installation vidéo où les quatre écrans sont placés côte à côte sur une ligne horizontale, ce qui incite à la déambulation, dans la version web, les quatre écrans sont placés en carré, deux de haut et deux de large, ce qui, écran d’ordinateur oblige, exclut toute déambulation, sinon avec la tablette ou le téléphone en main. En outre, les segments ne sont pas regroupés au sein de quatre boucles figées, ils sont plutôt répartis en douze entités choisies au hasard pour se succéder sur chacun des écrans, avec comme seule règle qu’un segment ne peut jouer que sur un seul écran à la fois. Il s’en suit une combinatoire plus ouverte et plus variée que ce que permettent les boucles en décalages dans l’installation. La possibilité d’un regard plus ciblé est maintenue par la fonction de passage au mode plein cadre pour chacun des écrans. Le module a été conçu de sorte qu’en variant certains paramètres, il puisse servir de cadre à plusieurs autres œuvres. Le début pour moi d’une action créative suivie sur le web.