Notes sur quelques idées choc d’André Martin.

Écrire sur l’animation – notes sur quelques idées choc d’André Martin

Texte présenté au Colloque «Écrire sur l’animation» organisé par NEF Animation à l’Institut national d’histoire de l,art, à Paris, les 1er et 2 décembre 2017.

De façon plus ou moins continue, j’ai écrit sur l’animation depuis le milieu des années 70. Certains de ces écrits ont été publiés dans mes livres: L’Ange et l’automate (1999) et Corps, langage, technologie (2006). Il y a eu pas mal d’articles dans des revues, également, quelques conférences et beaucoup de textes non publiés dont certains, les plus récents, se retrouvent à l’état d’ébauches plus ou moins avancées sur mon site internet.

Sauf exceptions, j’ai surtout écrit sur mon propre travail. Je ne suis ni critique, ni théoricien, ni historien, même si je suis marqué par une formation en anthropologie et en archéologie dont il m’est resté tout de même un certain angle historique. Quant à mes films, depuis une bonne vingtaine d’années, je les fais sans écrire de scénario, par simple travail de la matière et par réaction aux circonstances. Mon écriture sur l’animation est donc une écriture en marge, une sorte de murmure parallèle sur ce que je fais et comment je le fais, qui n’est ni tout à fait un bilan du travail passé ni, non plus, une prospective de ce qui s’annonce. En fait, un peu des deux. Mon travail de cinéaste n’est ni contraint, ni guidé par ces écrits, qui existent pour eux-mêmes dans une sphère à part mais qui, pourtant sont essentiels à ma production qui ne saurait s’en passer. C’est de ce lien entre écriture et production dont je veux parler aujourd’hui, avec un peu d’aide d’André Martin.

Je vous présente donc un exemple de ce que je fais quand j’écris, ce qui a à peu près toujours pour enjeu un questionnement sur la nature du cinéma d’animation et sur la nécessité de l’écriture dans ce questionnement. C’est donc une présentation performative. Je précise, après cinquante-sept ans de pratique, que ce besoin d’écrire a toujours été lié pour moi à la posture malaisée que j’ai entretenue, depuis le début, avec le cinéma en général et avec le cinéma d’animation en particulier. La question célèbre de Bazin «Qu’est-ce que le cinéma?» et par extension «Qu’est-ce que le cinéma d’animation?» m’a constamment hanté et forcé à un effort jamais conclu de mise au point.

Parmi les bonnes étoiles qui ont déterminé mon début de carrière, il y a bien évidemment Norman McLaren et Len Lye, mes maîtres premiers, qui le sont restés jusqu’à aujourd’hui. À côté de ces cinéastes, je dois aussi inscrire le nom d’André Martin, écrivain de cinéma, selon la belle expression que Hervé Joubert-Laurencin a inventé pour parler d’André Bazin, un compère de Martin dont on a parfois dit qu’il était le «Bazin de l’animation». Initialement, il fut pour moi une source de motivation. Par contre, par la suite, il fut le responsable «maléfique» de cette posture incertaine à laquelle je me référais plus haut.

Donc, à la suite de Norman McLaren et de Len Lye, j’inscrit le nom d’André Martin: Premièrement, parce que ses écrits sur le nouveau cinéma d’animation d’après-guerre étaient galvanisants et suffisaient amplement à décider du destin du jeune animateur en herbe que j’étais. Deuxièmement, parce qu’il a commenté avec profondeur l’œuvre de Norman McLaren et de Len Lye, ce qui ne pouvait que m’intéresser. Troisièmemement parce que je l’ai connu en 1964, à l’Office national du film du Canada, et aussi par la suite dans le cadre du comité organisateur de la rétrospective mondiale du cinéma d’animation de 1967, à Montréal. C’est une rencontre qui fut décisive à plus d’un titre, beaucoup plus que je ne pouvais m’en rendre compte alors.

C’était le moment même où il exprimait sa déception face à ce que devenait le nouveau cinéma d’animation, dont il s’était fait le propagandiste depuis le début des années cinquante, et où il basculait vers l’étude de ce qu’il appelait les «communications sociales», c’est-à-dire la télévision émergente, et éventuellement les nouvelles images qui allaient l’occuper pour le reste de sa vie. Pour ce faire, il replaçait sa vision du cinéma d’animation et de son évolution dans le cadre tout à coup beaucoup plus large des enjeux de civilisation qui se jouaient autour de l’évolution rapide des média, et qui allaient avoir des conséquences décisives. Il est décédé avant que le numérique n’atteigne sa maturité. Il n’aura vu et commenté que la période formative.

De 1964 à 1967, il a écrit un ensemble de textes importants sur ce changement de paradigme. On trouve d’abord dans «Écrits sur l’animation-1» publié par Bernard Clarens chez Dreamland en 2000, une entrevue recueillie par Hubert Arnault, (parue dans Image et son no 207), il y a aussi le texte d’introduction à la Rétrospective mondiale du cinéma d’animation de Montréal ; deux textes de 1967. À ceci, il faut joindre l’ensemble de textes écrits pour Cinéma 65, no 98, dont étonnamment aucun n’est repris dans l’anthologie de Clarens. Entre un texte intitulé «Résumé des chapitres précédents», qui constitue un survol discrètement nostalgique de la programmation du VI IIème Festival d’Annecy, et un autre intitulé «Résumé des chapitres suivants», l’ensemble se présente sous le titre programmatique «Les voyageurs changent de train». Tout ce qu’il y a dans ces textes, je l’ai d’abord entendu directement de la voix d’André Martin, et j’en ai été profondément bousculé. Mais c’est grâce à l’Anthologie de Clarens, publiée en 2000, hélas restée sans suite, que j’ai repris contact avec la pensée de Martin et que j’ai mesuré toute son importance.

L’œuvre écrite d’André Martin est tout à fait singulière. Elle oscille entre l’annonce messianique d’un âge d’or, des exposés pédagogiques, la célébration, la défense et l’illustration de l’animation. On y trouve aussi d’importantes propositions «théoriques». Il n’est pas sûr que ce terme «théorique» convienne tout à fait car ces propositions, que je perçois tout de même comme ayant une force théorique indéniable, sont dans tous les cas trop peu argumentées pour pouvoir soutenir cette appellation. Nul doute que ce sont des «idées» (appelons-les comme ça) qui ne sont cependant pas nées d’une patiente élaboration conceptuelle, mais plutôt dans le cours même de l’écriture et dans un contexte d’action. Voici donc une courte recension de ces propositions qui, je pense, forment une constellation cohérente, et qui constituent l’essentiel de ce que je retiens de lui. Je commence par des mots extraits de l’étonnant et étrange texte de 1952, «Dessin animé et pesanteur» qui, avec l’ensemble des interventions de 1964/67 en passant par les études sur l’œuvre de McLaren, de 1956, constituent pour moi l’arc essentiel de la pensée de Martin sur l’animation.

1-«Cinéma d’animation»

Hervé Joubert-Laurencin a suggéré que Martin était fort probablement l’inventeur de cette expression qui semble aujourd’hui aller de soi, mais qui en 1952 arrivait comme un coup de tonnerre pour nommer cet art qui, au cours de son demi siècle d’existence, n’avait été désigné que sous les termes de «animated cartoons», dessin animé, trick films, etc., mais jamais «cinéma d’animation«. Il s’agissait de sonner la fin de l’hégémonie du animated cartoon, de célébrer l’arrivée d’un ensemble de nouvelles pratiques beaucoup plus variées et de réhabiliter, du même coup, les pionniers du cinéma d’animation des premiers temps, d’avant l’émergence des grand studios. En réalité, toutes les autres propositions sont potentiellement contenues dans cette invention lexicale initiale.

2-«Il n’y a pas deux cinémas, il n’y a pas d’autres aventures du cinéma»

C’est un corollaire de la première idée, qui par la nomination «cinéma d’animation» impliquait que l’animation n’était pas une sphère distincte du cinéma, un genre à part, que les traits essentiels de l’animation étaient pertinents pour le reste du cinéma et même que, selon l’analyse d’Hervé Joubert-Laurencin, rejouant à chaque coup l’invention du cinéma, elle était un constant rappel de l’origine, au niveau même de sa spécificité technique, la scansion image par image, une sorte d’origine permanente du cinéma.

3-«L’expression instrumentale»

Cette idée radicale apparaît dans le cours du commentaire fleuve de l’œuvre de Norman McLaren publié en quatre parties dans les Cahiers du cinéma en 1956. Elle désigne initialement le rapport particulier que Norman McLaren entretenait avec la technique. Il en va d’une indissolubilité entre l’appréhension inventive de la technique et la puissance poétique des œuvres. Il est notable que Martin élargira cette idée du champ restreint de l’animation vers la totalité du cinéma, voire de l’histoire de l’art. Je reviens plus longuement sur tout ça.

4-«Toucher au cinéma»

Il s’agissait de dire que la pratique de l’image par image sans caméra, de Norman McLaren et Len Lye, portée jusqu’à l’exploration radicale de la discontinuité, avait pu «toucher au cinéma». Il y aurait donc dans «l’animer», si on le pousse dans ses expressions les plus aigues, une puissance de transformer le cinéma dans son cours fondamental. On trouve cette affirmation dans le texte introductif de la Rétrospective internationale du cinéma d’animation de Montréal. Paradoxalement, au moment même où il proclame cette puissance de l’animation, il se détourne du mouvement de la nouvelle animation qu’il avait tant voulu annoncer et défendre, lui reprochant d’avoir failli à cette promesse de puissance. S’occupant désormais d’autres choses, de la télévision et éventuellement de la naissance des «nouvelles images» numériques, il est symptomatique qu’il reste totalement fidèle à son appréciation de l’œuvre de McLaren, du cinéma d’animation selon McLaren, dont il ne cessera de proclamer, jusqu’en 1986, qu’il préparait les esprits aux bouleversements qui guettaient le destin du cinéma.

5- «L’invention du cinéma déjà inventé ne va plus finir.»

C’est presqu’une banalité de dire que le cinéma et le cinéma d’animation se situent dans le cours d’une histoire technique et poétique qui n’arrive jamais à un terme et donc que le cinéma doive être constamment réinventé. Mais, pour Martin, cette affirmation prend une portée qui dépasse le lieu commun. Pour lui, l’impératif de la réinvention du «cinéma déjà inventé» n’est pas le simple fait de l’évolution technique, c’est le lieu même de l’expression instrumentale, donc quelque chose qui met en cause l’éclosion poétique, et en est une condition impérative. La formulation même est étonnante : le cinéma-déjà-inventé, dit-il, doit poursuivre son invention, c’est dire à la fois que quelque chose d’essentiel subsiste de l’invention première – déjà inventé – et que l’invention sur cette base originelle doit continuer. Continuer l’invention sans abolir l’invention originelle. L’idée est forte si on l’applique à l’arrivée du numérique.

6-«Les dangers de l’animation»

Pour terminer ce court inventaire revenons à «Dessin animé et pesanteur» texte dans lequel Martin écrit : «La grande différence entre les nouvelles voies et leur devanciers est qu’elles n’ont pas le dégoût du risque, qu’elles n’accumulent pas les précautions contre le mouvement et acceptent les dangers de l’animation». C’est le volet éthique de cette esquisse, en quelques phrases disjointes, d’une philosophie de l’animation. Si l’animation peut toucher au cinéma, pas étonnant qu’elle se présente comme un «danger» auquel l’animateur doit faire face.

Soyons radical, allons au-delà du texte même de Martin, pour prétendre que le terme «mouvement», terme sacré du cinéma d’animation s’il en est un, qui normalement se dit d’un corps qui bouge et se transforme sous l’effet de la gravité, dont l’art de l’animation serait voué à la simulation, peut potentiellement dire beaucoup plus, qu’il inclue le mouvement de la pensée et, par conséquent, le mouvement de l’écriture. Pensée et écriture qui, par leur juxtaposition au «mouvement», gardent la référence aux mouvements du corps, à la danse – danse et écriture, deux assises fondamentales de l’art parce qu’en coextension avec le corps et le langage, qui dans leur union font l’humain. Ce qui donne pertinence à cette mention mystérieuse du danger de l’animation, qui resterait totalement énigmatique si on s’en tenait à la définition restreinte, conventionnelle, et technique du mouvement dans l’animation.

D’une autre façon, chez Len Lye, on trouve une approche comparable du mouvement qui, dans sa propre perspective cinesthésique, se démarque complètement de la conception naturaliste prédominante : «Il va de soi que lorsque nous parlons de mouvement, il ne s’agit pas plus du vol des mouettes que, lorsque nous parlons de peinture, il ne s’agit de coucher de soleil» ou encore«…nous devrions dire que, par «mouvement», nous n’entendons pas un mouvement externe ou mécanique, mais le mouvement que constitue notre propre expérience physique projetée hors de l’esprit et vue comme vivante.» et enfin : «Le mouvement est la résultante du sentiment qu’une chose est radicalement distincte des autres choses. (…) Ainsi le résultat du mouvement est-il une différenciation par rapport aux autres choses : le résultat du mouvement est la forme. L’histoire de toute forme établie est le mouvement dont résulte cette forme.»

Ainsi, je me permets de tout mettre dans le même sac. Ce qui fait de l’animation une idée, une pensée, qui, comme puissance instrumentale, peut agir dangereusement sur le cinéma et se poser véritablement, au sens profond du terme, comme «cinéma d’animation». À mes propres fins donc, je désigne le cinéma d’animation d’abord comme puissance d’altération de la durée cinématographique, puis comme puissance de transformation du cinéma lui-même. Il faut situer cette visée dans le contexte du numérique où l’animation en tant que pratique de l’image par image n’a plus le monopole des procédures d’altération de la durée. Elle est devenue une voie technique parmi beaucoup d’autres, dans un état croissant d’indistinction où l’animation voit sa place traditionnelle se dissoudre dans un ensemble plus vaste, mais où son idée pénètre tout et garde, en profondeur, le même rôle décisif. Ce qui se place totalement dans la trajectoire de Martin qui va de la célébration initiale du nouveau cinéma d’animation jusqu’à l’examen attentif de l’émergence du numérique.

De toutes ces idées, celle d’expression instrumentale me semble la plus profonde, celle qui fonde la constellation d’énoncés exposée plus haut. C’est celle sur laquelle Martin est revenu avec le plus d’insistance à travers plusieurs variantes (expression instrumentale, art instrumental, vie instrumentale, imagination instrumentale). Elle apparaît d’abord comme désignation d’un art poétique, celui de Norman McLaren pour qui à la base de tout film, il y avait un problème technique à résoudre. Pour qui, donc, «l’art poétique» était constamment et inévitablement dans un état de tension avec les fondements techniques du cinéma d’animation, c’est-à-dire l’accès direct au flux temporel image par image et la possibilité de manipuler, altérer, moduler ce flux temporel paradoxal (à la fois flux et fixité) selon différents protocoles, différentes instrumentations inventées. À travers son étude de l’art McLarenien, on voit se dessiner chez Martin la conviction profonde que nulle poésie n’est possible en cinéma si elle n’émerge de cette tension, de ce rapport infiniment ouvert avec l’instrumentation qui plaçait l’œuvre de McLaren dans le champs de l’incessante ré-invention du cinéma-déjà-inventé, ouverte à l’exploration de toutes les images possibles, autant dans le présent de son action que dans la perspective de tous les cinémas à venir. Il y a la l’impératif d’un perpétuel retour à l’invention originelle, d’une constante redéfinition inventive de l’action poétique sur une matière qui résiste et se transforme, selon laquelle il faut arriver à toucher au cinéma, à ce que l’appareillage n’en sorte pas indemne, ni l’artiste. Ce qui s’appelle l’expression instrumentale.

Pas étonnant que cette idée soit allée plus loin que la simple analyse de l’œuvre de McLaren. Sans attendre, il la généralise à l’ensemble de l’animation dont il mentionne «la vie instrumentale» à laquelle justement, selon lui, les animateurs des années 60 ont failli. Allant plus loin, il célèbre l’imagination instrumentale d’un Karel Zeman dans ses longs métrages où il y a beaucoup d’«imagination instrumentale» mais bien peu d’animation au sens strict, et plus loin encore en citant les fulgurances instrumentales de Pabs, Vigo, Renoir, Eisenstein, Poudovkine etc. chez qui, «les mêmes problèmes d’animation et d’éveil du mouvement se posent». Il projette son idée autant dans le passé que dans l’avenir en faisant, d’une part, l’hypothèse d’une tradition millénaire de l’expression instrumentale (là, il déborde du champ du cinéma et hélas il n’a pas élaboré la dessus) et, d’autre part, en voyant dans la poétique instrumentale de McLaren l’annonce d’un futur du cinéma. Notons également que, lors des moments critiques de son parcours de pensée (en 1952 avec Dessin animé et pesanteur et, en 65/67, avec la batterie de textes et interview sus mentionnés), il convoque non seulement des films d’animation mais aussi des films expérimentaux à titre d’exemples, notamment en ce qui a trait à l’éloge de la discontinuité.

En effet, si Len Lye et McLaren ont pu «toucher au cinéma», c’est par le truchement d’une procédure instrumentale, c’est-à-dire d’avoir osé pratiquer un cinéma radical sans caméra, ancré dans la discontinuité, hors du domaine du sage enregistrement mécanique de la réalité, en recentrant l’attention sur le film, «le ruban modulateur de toute durée cinématographique» qui rend lisible «la fixation analytique du mouvement», c’est-à-dire l’image par image, la condition de possibilité du cinéma et le lieu originel de toutes ses transformations. Martin est d’ailleurs défiant par rapport à la vidéo. Il la qualifie de «magnétophone à images» qui se contente d’enregistrer le cours des choses, et où la structure discontinue image par image du flux cinématographique n’est plus directement visible comme sur le film. Il faudra attendre le numérique pour que cette accessibilité directe redevienne effective. Martin a suivi cette histoire à la trace et, à cet égard, son commentaire sur McLaren et Len Lye comme ayant touché au cinéma, affirmait une sorte de primauté du film comme objet matériel sur la fonction d’enregistrement de la réalité.

Il y aurait ici une conciliation à faire entre les positions apparemment contraires de Martin et Bazin. Les deux s’estimaient et défendaient, si je ne m’abuse, plus ou moins le même cinéma, les mêmes films, mais leur angle d’approche était pour le moins assez contrasté. Martin célébrait la structure temporelle discontinue du film, il vénérait la vibration du faisceau lumineux traversant la salle du projecteur à l’écran ; Bazin insistait, dans son texte le plus célèbre, sur l’importance du lien photographique, fluidique, entre le réel et l’image cinématographique. Mais on sait que c’était tout sauf un réalisme étroit. Il y a donc peut-être une utile et féconde conciliation possible entre les deux «écrivains de cinéma» sur ce point. À cet égard, il sera opportun de se rappeler Walter Benjamin qui, au sujet de la photographie, ne limitait pas ses commentaires à la simple fonction de capture mécanique du réel, mais aussi, et tout autant, à son rôle décisif dans la reproduction des œuvres d’art. Reproduire photographiquement des dessins, ce que fait le cinéma d’animation.

Il y a, chez les deux auteurs, la même insistance à considérer le grand écart du cinéma entre, d’une part, sa réalité globale technique, philosophique et sociologique et d’autre part, la potentialité artistique qu’il recèle. Bazin et Martin ont tous deux contemplé le cinéma dans toutes ses formes, utilitaires ou artistiques, convaincus qu’il était impossible de circonscrire les accomplissements poétiques en dehors de ce regard global. On ne peut isoler la part artistique de la production cinématographique, de sa réalité technique et de la globalité de ses différentes expressions. Tout comme on ne peut isoler le cinéma d’animation du cinéma pris globalement. C’est cela que veut dire «il n’y a qu’il n’y a pas d’autres aventures du cinéma» et c’est cette dichotomie qui détermine le lieu et la nécessité de l’expression instrumentale. Pas de poésie du cinéma sans toucher au cinéma et investir la césure qui le scinde en deux. Toucher au cinéma, c’est le redéfinir, continuer son invention permanente qui rejoue son origine historique. Ce que seul peut, dans sa pleine dimension et dans sa forme la plus aiguë, le Cinéma d’Animation (avec les majuscules que Martin mettait obstinément). La chose est d’autant plus cruciale qu’il est désormais avéré, avec le déploiement numérique, que le cinéma comme phénomène technologique et sociologique global n’est jamais dans un état de stabilité.

Pour moi, c’est cet écart, cette tension instrumentale, qui fonde la nécessité de l’écriture. Le saut instrumental appelle pour s’accomplir l’accompagnement de la pensée et de l’écriture. C’est la place par exemple qu’occupent les fameuses notes techniques de McLaren, qu’il n’a cessé d’écrire tout au long de sa carrière. Les écrits de Len Lye également. Voilà le point d’arrivée de cet exercice d’écriture que je vous soumets, une précision essentielle quant au lieu où il s’exerce, comme contrepoint du jeu instrumental. Nul surprise que, depuis quelques années, cela ait pris la forme pour moi d’une méditation sur les idées d’André Martin et d’un retour sur l’œuvre de mes maîtres, Norman McLaren et Len Lye, et sur ce que peut vouloir dire l’animation comme puissance.

Et de quel type d’écriture peut-il s’agir? Certainement pas d’une écriture discursive engagée dans l’élaboration patiente et systématique de concepts, ni d’une écriture descriptive qui ne fasse que rendre compte des travaux en cours, ni d’une écriture prospective qui développe un programme d’actions. Il s’agirait plutôt d’une écriture où les idées émergent en soutien et en contrepoint avec les projets instrumentaux, indissociable donc du surgissement de la poésie instrumentale. Une écriture un peu comme celle d’André Martin où fusent les fulgurances d’idées qui font partie, à côté d’un corpus de films essentiels, du plus vif de ce qui s’est produit, la preuve qu’il s’est vraiment produit quelque chose d’historique dans l’animation, disons entre «le 10 juin 1949, à 7h30» et le printemps 1965, entre la date finale de l’âge d’or du animated cartoon américain, tel que Martin la fixait par boutade lors de l’interview de 1968, et le VI IIème Festival d’Annecy commenté dans Cinéma 65. On aurait assisté dans cet intervalle de quinze ans, sous et par le regard de Martin, à une apparition fulgurante et fugitive de l’idée de l’animation. C’est à ce moment là, ébloui et marqué par cette annonce, que j’ai commencé mon propre parcourt.