Notes sur Blinkity Blank.
Pierre Hébert, septembre 2018
La technique de la gravure sur pellicule a été ma porte d’entrée dans le cinéma d’animation. Mes premiers films de 1962 jusqu’en 1966 ont tous été réalisés avec cette technique. L’étincelle est venue d’abord de Norman McLaren (qui par la suite m’a aidé personnellement), puis de Len Lye. J’ai adopté cette technique, d’une part, parce que le fait de dessiner directement sur la pellicule m’est apparu comme une idée extraordinaire et une limite extrême du cinématographe – ce vieux mot convient parfaitement ici -, et d’autre part, parce que dénué de toute ressources techniques, je n’avais pas les moyens de procéder autrement.
Parmi tous les films de McLaren, Blinkity Blank ressortait indéniablement comme son entreprise la plus radicale. Ce court-métrage est tout de suite devenu mon «film-culte». Avant même la vague des films expérimentaux de «flickers» des années 60, McLaren poussait très loin l’exploration de ce qu’André Martin a appelé «l’animation intermittente». Ce film, disait-on, comprenait une majorité de cadres noirs et presque tous les mouvements dont il était constitué étaient des mouvements clignotants. Cet exemple hâtif d’un cinéma de la discontinuité, qui prenait comme argument la structure profonde du flux cinématographique (constitué, on le sait, non de mouvements, mais d’une succession d’images fixes) a été la source immédiate de mes deux films Opus-1 et Hop-Op. À mon arrivée à l’ONF en 1964, happé par l’éventail de possibilités techniques qui s’offraient à moi, j’ai laissé la gravure sur pellicule une première fois sans pour autant abandonner l’exploration de «l’animation intermittente», que j’ai poursuivie par d’autres moyens jusqu’en 1971 (Opus-3, Autour de la perception et Notions élémentaires de génétique).
C’est en 1978 que je me suis remis à la gravure sur pellicule avec Entre chiens et loup. J’ai enchaîné, jusqu’en 1996, toute une série de films dont cette technique était la composante centrale (Souvenirs de guerre, Étienne et Sara, Chants et danse du monde inanimé – le métro, O Picasso – Tableaux d’une surexposition, Adieu Bipède, La lettre d’amour et le long métrage La Plante humaine). La décision de recommencer avait été totalement réfléchie et délibérée. J’ai même écrit deux livres à ce sujet, L’Ange et l’automate et Corps, langage, technologie. Blinkity Blank a continué d’être une sorte d’étoile polaire guidant mon travail, et je restais totalement préoccupé par le caractère brut et discontinu de cette forme d’animation dans laquelle on peut toujours deviner la succession des photogrammes sous l’illusion de mouvement. Mais les «flickers» comme tels n’avaient plus aucune place. Il s’agissait plutôt d’une recherche centrée sur les potentialités narratives spécifiques de la gravure sur pellicule. Toutes ces animations, y compris les performances en direct que j’ai commencé à présenter à cette époque, étaient marquées, au sens le plus général du terme, par une préoccupation d’«intention narrative».
J’ai de nouveau abandonné la gravure sur pellicule en 2001, au profit des outils numériques. C’est arrivé presque par distraction, sans l’avoir vraiment décidé, dans le cours du télescopage technologique qui a marqué la généralisation du numérique au tournant du siècle. Après quelques années d’oubli, j’ai bien dû constater que j’avais perdu contact avec cette technique et que c’était probablement définitif, ce que j’assumais totalement. C’est ce que je me disais, sans états d’âme. Mais c’était sans compter avec le fait que les idées, qui pendant des années avaient cadré ma pratique de la gravure sur pellicule, restaient souterrainement vivaces et guidaient obscurément mon usage même des outils numériques. Le refoulé n’allait pas tarder à ressurgir.
En 2009, pour faire plaisir à mes amis Gionni et Ariele du club de musique improvisée Area Sismica, de Meldola en Italie, qui se plaignaient «de ne m’avoir jamais vu faire ça», j’ai volontiers accepté de présenter une performance mixte alliant travail numérique et gravure sur pellicule, avec mon ami musicien Andrea Martignoni, qui prétendait de son côté n’accepter de rejouer avec moi que si je gravais de nouveau la pellicule. Je travaillais alternativement aux deux postes de travail et les deux images étaient projetées l’une par-dessus l’autre. J’étais rouillé et pas particulièrement fier de ma performance de gravure, mais comme la combinaison des deux images créait des textures intéressantes, nous avons décidé de remettre ça, sous le titre de Digital Scratch, à Vienne en 2011 et à Poznan, en Pologne, en 2012. Seulement pour le plaisir !
Lorsqu’en 2014, le Center for Contemporary Art de Glasgow m’a demandé une performance pour les célébrations du 100 e anniversaire de McLaren, ce fut assez naturel de proposer un hommage à Blinkity Blank en prenant des thèmes visuels tirés de ce film comme argument de notre performance mixte numérique/gravure sur pellicule. Cette performance a été présentée sous le titre de Rolling over Blinkity Blank, à Glasgow, à Annecy, à Ljubljana en Slovénie, à Nikozi en Géorgie, puis finalement à Montréal, aux Sommets du cinéma d’animation de 2015. Cette dernière présentation fut un véritable chemin de Damas. Ce soir là, j’ai dû me rendre à l’évidence que mon lien avec la gravure sur pellicule était soudainement réapparu.
Pour préparer la performance, j’avais fait de nombreux visionnement de Blinkity Blank dans le but de sélectionner les segments qui allaient servir de référence. Peu à peu, je me suis surpris à faire défiler le film image par image et à m’intéresser au détail des fréquences de clignotement. Je me suis aperçu alors que même si j’avais souvent entendu André Martin affirmer «qu’il fallait regarder Blinkity Blank image par image avec la bande de film entre les mains», je ne m’étais jamais livré à cet exercice attentif, même si j’avais visionné ce film des dizaines de fois au cours des années. Je découvris alors des constructions étonnantes, beaucoup plus complexes que ce que j’avais imaginé : des alternances très irrégulières de noir et d’images, des éléments simultanément à l’écran affectés de rythmes de clignotement différents, en contrepoint. Je faisais ces découvertes à partir du visionnement d’un DVD. En conséquence, mes observations n’étaient pas fiables, les irrégularités que j’observais pouvaient résulter au moins en partie de la transposition à trente images par seconde d’un film fait en réalité à vingt-quatre images par seconde.
Quand, après la performance de la Cinémathèque québécoise, j’ai décidé de vraiment reprendre la gravure sur pellicule et que, dans le but de ne pas simplement reprendre là où j’avais laissé quinze ans plus tôt, j’ai senti la nécessité de mettre en place un processus ordonné de réappropriation, qui pourrait m’amener vers de nouveaux territoires. En priorité absolue, l’étude image par image de Blinkity Blank devait être le point de départ de ce parcours. Il était, en outre, impératif que cela se fasse à partir d’une copie film, à vingt-quatre images par seconde, et non à partir d’un DVD, de sorte à avoir accès aux véritables comptes de McLaren. L’ONF m’a accordé l’accès à une copie 35 mm du film – une des dernières – que j’ai pu regarder avec une synchroniseuse qui permettait de compter les images avec précision. J’ai entrepris de faire un relevé complet des réseaux de clignotement.
Cet examen a totalement confirmé ce dont j’avais eu l’intuition à partir du DVD, en plus intriqué encore. Mes efforts de notations ont été continuellement débordés par ce que je trouvais, à tel point qu’il m’a semblé que, pour bien faire, j’allais devoir tout reprendre de zéro, après avoir mis au point un système de notation qui puisse rendre compte de toute cette complexité avec clarté. Je n’ai pas refait l’exercice. Il me reste ces pages couvertes de colonnes entremêlés de chiffres, que je ne suis pas sûr de pouvoir encore déchiffrer. Je n’ai pas mené cette étude à terme faute de temps. Mais aussi parce que j’ai rapidement acquis la conviction que McLaren était en réalité arrivé à ces formules de clignotement de façon empirique, par essais et erreurs, en jugeant selon le résultat, et qu’il n’y avait pas là de système formel à découvrir. Je ne me suis pas acharné également parce que l’exercice imparfait que j’avais accompli m’avait tout de même appris suffisamment pour que je puisse aller de l’avant avec mes propres expérimentations.
Une piste de travail et de pensée m’est en effet apparue, qui s’organisait autour de l’idée forte de «polyphonie de clignotements». Je ne suis pas sûr qu’il serait exact de définir ainsi le fonctionnement de Blinkity Blank. L’émergence d’un argument narratif dans le cours du film, après la fulgurance d’une introduction totalement abstraite, a vraisemblablement endigué le développement de ce qu’aurait été une véritable approche polyphonique, pour s’engager sur d’autres chemins plus en accord avec l’esprit de l’œuvre de McLaren qui s’est d’ailleurs expliqué là-dessus. Il y a certes de nombreuses amorces de contrepoint, mais qui apparaissent surtout en soutien ponctuel au thème narratif et ne font pas l’objet d’un développement formel autonome. C’est un point que la poursuite (éventuelle ?) de mon étude permettrait de clarifier en ce qui concerne ce film. Pour moi, il suffisait que la possibilité d’un chemin praticable s’ouvre, pour que je m’y engouffre.
La série de vingt segments que j’ai animés sur pellicule 16mm, au printemps 2016, et que j’ai tout de suite publiés sur Facebook sous forme de gif’s, a donné lieu à autant de variations autour de l’idée de «polyphonie de clignotements» à laquelle je m’étais agrippé. Dans chacune de ces courtes boucles, j’ai superposé des grilles d’intermittences à périodicité variable. L’idée polyphonique a été poussée plus loin, à partir du même matériau de base, par répartition sur trois écrans juxtaposés, dans le film Scratch – Tryptique -3, et sur six écrans, dans l’installation vidéo Scratch, présentée au Centre Clark à Montréal en janvier 2017. La même idée a filé son chemin, sur pellicule 35mm cette fois, dans l’installation vidéo Scratch-2 – polyphonie de clignotements dans la salle Norman McLaren de la Cinémathèque québécoise en mai 2017, et dans le film Mais un oiseau ne chantait pas, à l’été 2018. Parallèlement à ce travail d’atelier, des performances de gravure en direct sur pellicule 16mm continuent à servir de banc d’essai et d’exploration autour du même thème (Cinémathèque québécoise, avril 2016 ; Université de Montréal, août 2018 ; auditorium du Musée du Louvre à Paris, octobre 2018). C’est un travail en cours qui se développe simultanément sur plusieurs plans.
Ce retour de la gravure sur pellicule, précisément aujourd’hui, occupe dans mon travail une place singulière, pas encore totalement élucidée. Il se développe parallèlement à d’autres filons qui peuvent sembler aux antipodes, notamment le projet Lieux et monuments. Je me permets l’hypothèse qu’il s’agisse de la forme pure, éthérée d’une recherche sur les durées paradoxales, qui prend appui tant sur le traitement temporel éclaté, dans mes films quasi documentaires Lieux et monuments, que dans le recours au chevauchement de boucles de durées différentes dans mes installations vidéo, ouvrant sur une combinatoire presque infinie. En tout cas, j’étais ravi lorsqu’en mai 2017 Le film de Bazin (Lieux et monuments-8) et l’installation vidéo Scratch-2, polyphonie de clignotements étaient montrés en même temps, dans deux salles différentes, à la Cinémathèque québécoise. La juxtaposition d’objets aussi différents en apparence me semblait dire quelque chose d’important.
Ainsi, je vous livre ces 8 feuillets peu lisibles de relevées des intermittences animées dans Binkity Blank, comme trace d’une n ième rencontre avec ce film phare qui agit encore comme une étoile polaire dans mon firmament et avec Norman McLaren qui, d’outre tombe et à travers des détours inattendus, reste toujours mon maître de nouvelles aventures créatives.