Installation «Seule la main…»

Seule la main… Installation vidéo de Pierre Hébert

Distribué par Vidéographe

Une célébration de la multiplicité des langues et de la possibilité de la traduction.

Visionnez les vidéos de l’installation et des performances «Seule la main…».

visitez la galerie d’images fixes.

L’installation

À ce jour, l’installation a été présentée une fois, à la salle d’exposition Norman McLaren de la Cinémathèque québécoise à Montréal, du 3 au 21 décembre 2009. Il s’agissait de la projection simultanée de douze versions, en douze langues différentes, de la performance «Seule la main…» qui consiste en animation en direct de la phrase : « seule la main qui efface peut écrire la vérité » (plus de détails à ce sujet ci-dessous). Les langues étaient : l’anglais, le français, l’italien, le néerlandais, le yiddish, le portugais, le lakota, le paiute, le romanesco, le romagnolo, l’ojibway, et l’innu. Il y avait quatre écrans placés côte à côte sur trois murs de l’espace d’exposition. Les différentes versions étaient disposées de gauche à droite selon l’ordre chronologique des performances, de sorte qu’au-delà de la multiplicité des langues, étaient mises en évidence l’évolution de la façon d’animer le texte ainsi que les voyages que j’ai dû faire pour présenter les performances dans les pays où les différentes langues étaient parlées. L’ensemble de cette circulation à travers le monde constitue, en quelque sorte, une performance géographique globale. Ainsi, les dates, lieux, et langues sont identifiés sous chacun des écrans. L’installation se présente comme une longue boucle qui se répéte toutes les 35 minutes. Elle est accompagnée d’une musique de Stefan Smulovitz.

J’ai été très heureux de la façon dont l’installation a été montée à la Cinémathèque québécoise, dans une seule grande salle (approximativement 12 m de large, 24 m de profond et 6 m de haut), mais je vois que la distribution spatiale des différents écrans, le nombre d’écrans (il pourrait y avoir plus que douze écrans, mais pas moins que 6), et le choix des langues pourraient varier à mesure que le projet se développera et selon les charactéristiques des espaces où elle sera présentée. Tous ces asepcts devront être réévalués à chaque fois.

Il serait naturel d’accompagner l’installation de la présentation d’une nouvelle performance «Seule la main…» dans une langue parlée localement, qui pourrait alors être incluse dans l’installation. Si cela est souhaité, il y a également la possibilité d’autres performances (particulièrement la performance «Living cinema» avec mon collègue musicien Bob Ostertag, http://pierrehebert.com/index.php/2008/03/26/47-living-cinema). En complément de l’installation, il pourrait également y avoir la présentation d’une programmation de mes films, ainsi que d’une conference sur les liens entre mes pratiques de cinema, de performance et d’installation.

Fiche technique.

À la cinémathèque québécoise, j’ai incrusté deux versions de la performance sur chaque DVD, en conséquence, seulement six projecteurs vidéo étaient nécessaires (deux projecteurs dirigés vers chacun des trois murs) ainsi que six lecteurs DVD. Les lecteurs DVD devaient être synchronisés d’une certaine façon. Pour être plus précis, chaque fois que l’installation recommençait, un nouveau cycle (plus ou moins toutes les 36 minutes), les six lecteurs DVD devaient s’engager dans le nouveau cycle, simultanément. Il n’y a pas nécessité de synchronisation dans le cours du cycle – sur une durée de 36 minutes, les écarts entre les différents lecteurs ne posent pas problème. Mais si de petits écarts s’accumulent sur une pleine journée, alors cela devient problématique. Il doit être possible d’accrocher les six projecteurs au plafond. Des câbles sont nécessaires pour relier les lecteurs aux projecteurs. La luminosité des différents projecteurs devrait être la même, mais l’ajustement entre les différentes images n’est que modérément critique, étant donné que les diverses sources ont été créées dans des conditions parfois très différentes, et que ces différences sont inhérentes à l’oeuvre. À Montréal, nous avons utilisé des projecteurs de 3000 lumens, mais la salle était grande ainsi que les surfaces de projection.

Il y a d’autres options techniques que les lecteurs DVD synchronisés que nous avons utilisés à Montréal. Je suis présentement en train d’examiner la possibilité de jouer les différentes pistes à partir de lecteurs média utilisant des cartes mémoire SD, qui donneraient une meilleure image (incluant la possibilité du format HD si de tels projecteurs sont disponibles) et qui rendrait l’ensemble de l’installation beaucoup plus fiable. Si ceci se confirme comme une solution valable, j’envisagerais la possibilité d’acquérir les lecteurs média nécessaire de sorte que l’institution d’accueil n’ait à fournir que les projecteurs vidéo.

Il n’est pas nécessaire d’installer de véritables écrans, il est préférable de projeter sur des murs blancs. La dimension et la hauteur des images dependent de la configuration de l’espace. Les images adjacentes doivent s’ajuster avec précision de sorte que leurs côtés adjacents se touchent. Un système de son stéréo est nécessaire pour diffuser la musique qui est lue à partir d’un des lecteurs. La salle doit rester sombre avec seulement un peu de lumière dans la zone centrale, de sorte que les visiteurs puissent s’orienter quand les projections deviennent totalement noires.

__Visionnez la vidéo: (http://pierrehebert.com/index.php/2010/02/24/166-instllation-seule-la-main), et visitez la (http://pierrehebert.com/index.php/gallery/General/installation-seule-la-main#gallery). __

installation-06

Histoire du projet : la performance «Seule la main…»

La performance «Seule la main…» a commencé à Vancouver en février 2007 à l’occasion d’une visite au « Emily Carr Institute of Art and Design» pour rencontrer des étudiants en cinéma d’animation. Une soirée image/musique fut organisée au cours de laquelle je devais faire un duo avec le musicien Stefan Smulovitz. Pour ce duo, j’avais choisi de travailler à partir d’un texte qui avait été porté à mon attention par un ami français: «Seule la main qui efface peut écrire la vérité.» Cet ami savait fort pertinemment que cette phrase m’intéresserait à plusieurs titres : à cause de son caractère paradoxal et à cause de la mise en situation du geste d’effacer, qui était alors devenu un élément essentiel de mes performances d’animation en direct. Il avait pris connaissance de «la phrase» au cours d’une conférence du professeur Carlo Ossola. Sans entrer dans les détails, je précise qu’il s’agit d’une phrase attribuée, de façon probablement apocryphe, au mystique Rhénan Maître Eckhart. De toute façon, l’idée d’associer «effacement» et «vérité» circule depuis fort longtemps. On en trouve des traces sous différentes formes, dans les Évangiles, chez Dante et ailleurs. Au-delà des implications mystiques de cette phrase, ce qui m’a attiré avant tout était ce rapport précis avec mon processus de travail en animation improvisée, dessiner et effacer de façon cyclique : le mouvement animé ne peut apparaître que par l’effaçage. Il y a aussi le fait que cette phrase lie la question de la vérité à des activités physiques qui mettent le corps en action, qui supposent des gestes, à savoir écrire et effacer, et pas seulement «dire» la vérité. Il m’a semblé que l’impossibilité d’attribuer cette phrase à aucune source certaine m’autorisait à l’investir d’un sens qui me convienne, ce sans nécessairement écarter toutes les interprétations possibles, repérables dans sa longue histoire. J’ai donc fait cette performance d’abord en anglais («Only the hand that erases can write the true thing’»). Je l’ai repris plusieurs fois par la suite en français (à Montréal, à Chicoutimi, à Toronto et à Beyrouth). À Beyrouth, j’ai regretté de ne pas avoir utilisé la langue arabe. À cause de ma méconnaissance de l’écriture arabe, cela aurait demandé trop de préparation et d’exercices pour le temps dont je disposais. Néanmoins, j’ai résolu de désormais saisir toutes les occasions pour faire cette performance dans le plus grand nombre possible de langues. C’est devenu un projet. L’objectif d’associer l’austère mystique de l’effacement au foisonnement de toutes les langues ajoutait ainsi une autre couche de paradoxes et donnait une valeur moins unilatérale à l’entreprise : que pour advenir la vérité doive non seulement passer l’épreuve de l’élimination du superflus mais doive également s’engager dans la répétition infinie dans tous les idiomes de l’humanité. La performance «Seule la main…» est ainsi devenue une célébration de la multiplicité des langues ainsi que du fait que la traduction soit possible. À mesure que les versions s’accumulaient, je restais très indécis quant à ce que j’allais faire avec toute cette matière. Au bout du compte, j’en suis venu à penser que la diffusion simultanée de différentes versions, permettant de créer un ensemble plastique et dynamique plus vaste, était la solution la plus intéressante. Ce qui rend cela possible et visuellement intéressant, c’est que toutes les performances ont la même structure (définie par l’organisation interne de la phrase et par la musique de Stefan Smulovitz, que j’utilise pour toutes les performances). Par contre elles sont toutes différentes dans le détail de leur «timing» et de leur construction dynamique et plastique. Lorsque l’espace s’y prêtait et que le materiel technique était disponible, j’ai alors commencé à faire la performance sur trois écrans (deux versions antérieures diffusées sur les écrans latéraux et la nouvelle au centre). C’était déjà le début de la transformation de la simple performance en projet d’installation vidéo. Cette démarche a abouti en décembre 2009 à la Cinémathèque québécoise avec la présentation d’une première version de l’installation vidéo qui regroupait 12 versions en autant de langues différentes, captées pour la plupart lors de performances dans des pays ou des lieux qui avaient à voir avec chacune de ces langues. Donc, après l’avoir faite en anglais et plusieurs fois en français, je l’ai faite en italien en mai 2008 dans le village de Macchiagodena, au sud-est de Rome puis à ZOCulture à Catania en Sicile («Solo la mano che cancela puo scrivere la verita»). Le 29 janvier 2009, j’e l’ai présentée en Néérlandais (en Flammand plus précisément) au Vooruit à Gand («Enkel de hand die uitwist kan de waarheid schrijven»), le 5 janvier en yiddish à Paris au Théâtre La Vieille grille («Nor di hant vos ken oysmenk di ken shraybn dem emes»), puis le 7 février en portugais, à la Faculdade de Belas Artes de Lisbonne (FBAUL) («Só a mão que apaga pode dizer a verdade»), le 14 février, à Vancouver, en lakota, une langue amérindienne, («Nape kin lece hena pajuju wowicake he okihi owa»). Le 23 avril 2009, je l’ai présentée en paiute, une langue amérindienne parlée au Nevada («Emi kaahemá katoo myuk’u, key hemá nomy yow qua»), à l’Université de Californie à Davis. En septembre 2009, je l’ai faite en romanesco («Solo a mano che cancella po scrive a verita») au Club INIT, à Rome, et en romagnolo («Sol la man c’la scanzèle po scrivar la vérité») à Area Sismica à Meldola. Le 30 octobre, je l’ai faite en Ojibway («Mininj eta gaa-gaasii’ang odaa-ozhibii’aan debwewang»). Finalement, j’ai faite la douzième, en innu («Muku mititshi ka kashinimatshet tshi ui uitam tapueunu»), lors d’une performance à la Cinémathèque le 4 décembre et cette version a été immédiatement insérée dans l’installation qui y était présentée.

installation-19

Notes au sujet de la phrase «Seule la main…» et le cinéma d’animation.

Le texte qui suit est un extrait d’un ensemble de textes beaucoup plus considérable où je tente de m’appuyer sur les écrits du critique et théoricien français de l’animation André Martin, pour définir ma propre approche du cinéma. Cet ensemble de textes peut être consulté sur mon site internet : http://pierrehebert.com/index.php/2009/03/13/117-l-expression-instrumentale-et-la-pensee-d-andre-martin)

Au bout du compte, je crois que ce qui m’intéresse vraiment dans la phrase de «Seule la main…» («seule la main qui efface peut écrire la vérité») c’est d’avoir pu en extraire ce titre, qui finalement vaut par lui-même. Mais je ne peux affirmer cela qu’après coup. Mon attrait initial pour cette phrase, lorsqu’on m’a fait part de la conférence du professeur Ottola, c’est qu’à travers l’expression d’un paradoxe (effacement et vérité), elle décrivait ce que je fais cycliquement en animant en direct avec les feutres à effaçage à sec (dessiner-effacer-dessiner- etc.) et qu’ainsi elle constituait potentiellement une prise de position par rapport à l’animation.

Il y a toute une constellation de significations qui vibrent autour de ce lien entre «effacer» et «écrire la vérité». «Effacer» peut vouloir dire épurer, enlever le superflu pour qu’il ne reste que l’essentiel, la vérité. Plus radicalement, ça peut vouloir dire qu’il n’y a de vérité que lorsque tout est effacé, c’est-à-dire que la vérité est la place vide, le point zéro de toute activité humaine, lorsque tous les contraires s’annulent. Ou encore, on peut tout reporter dans le domaine des potentialités et entendre «seule la main qui peut effacer peut écrire la vérité», c’est-à-dire que la vérité n’est possible que pour la main qui a le pouvoir du geste contraire, et même que la vérité n’est que potentialité, pouvoir écrire la vérité et tout autant pouvoir ne pas…(comme chez Bartleby). Ou encore, on peut aussi entendre qu’une élimination des discours passés, une sorte de tabula rasa, est nécessaire à l’apparition d’une vérité, irruption de quelque chose de radicalement nouveau (ce qui n’est pas la même chose que l’épuration mystique du superflu et de l’accessoire).

Dans tous les cas, c’est un jeu avec le vide. Ce qui me rappelle la célèbre phrase de Norman McLaren (en n’oubliant pas d’inclure la rature très significative qui est presque toujours effacée lorsque cette phrase est citée) :

  • Animation is not the art of DRAWINGS-that-move but the art of MOVEMENTS-that-are-drawn.
  • What happens between each frame is much more important than what exists on each frame.
  • Animation is therefore the art of manipulating the invisible (that) interstices that lie between frames.

Comme je l’ai développé ailleurs (Corps, langage, technologie, Les 400 coups 2006, p. 110), le «that» qui était biffé sur la note manuscrite qu’André Martin a vue épinglée sur le babillard de McLaren (et qui a été reproduite dans la revue Cinéma 57 – no 14), montre que ce dernier était venu tout près de décrire l’animation comme «the art of manipulating the invisible that lie between frames», donc littéralement comme un jeu avec le vide. C’est quand même ce que dit la phrase épurée, mais ce qui semble avoir été l’intention initiale était plus radical.

En resituant la phrase («seule la main…») dans un contexte matériel de prolifération des images qui est le propre de l’animation (en effet l’effacement n’y est jamais définitif, mais est plutôt un moment transitoire et récurrent dans une chaîne d’actions –effacer/dessiner – qui permet d’instituer le flux animé), se constituait une autre couche de paradoxes qui fait contrepoids à une interprétation en terme d’épuration mystique de l’accessoire. La prolifération des langues (potentiellement toutes les langues du monde), qui est venue ensuite, allait dans le même sens. Le but n’était pas d’abolir la constellation de sens qui entoure cette phrase, mais, au contraire, d’éviter toute interprétation unilatérale et de lui donner dans ce contexte un centre de gravité différent où le geste d’effacer apparaît comme la condition du mouvement illusoire de l’animation qui, par un jeu avec le vide (avec l’invisible), prend la place fugitive de «la vérité». À la fois, cela matérialise le sens de la phrase et donne au geste d’animer une résonnance philosophique. À un premier niveau, cela constitue une description d’une certaine façon de faire (plumes feutre à effaçage à sec) qui m’est personnelle. Mais cela dit également quelque chose de l’animation en général et c’est fondamentalement ce qui se joue dans le cadre de mes performances et de l’installation qui a suivi.

Cela désigne donc une conception de l’acte d’animer fondée sur la destruction des états précédents par opposition à une conception axée sur la préservation fluide de la continuité (ou plutôt de l’apparence de la continuité). Il y a historiquement des techniques d’animation qui procèdent effectivement par effaçage, élimination, destruction partielle ou entière de la phase précédente dans la suite des états d’image qui permettent synthétiquement l’institution d’un mouvement. C’est le cas, par exemple, des animations de papiers découpés, de marionnettes, d’objets, de plasticine, de peinture sur verre, d’altération de dessins au fusain ou au pastel. Face à cette constellation de techniques destructives, se dresse le dessin animé classique (dit «animation sur cellulos») où les dessins successifs conservent leur existence matérielle, ce qui est essentiel pour la division du travail entre dessins-clefs et «in-betweens» et qui permet une vérification méticuleuse de la qualité du mouvement avant même le tournage. Ainsi l’acceptation du danger (pour reprendre un mot d’André Martin, «les dangers de l’animation») et l’esprit d’aventure inhérents aux autres techniques, y sont écartés.

Il est remarquable que ces techniques destructives aient été diversement pratiquées, d’abord à l’époque des débuts du cinéma et du cinéma d’animation, avant sa standardisation par le système des studios, et ensuite au moment de l’explosion créative de l’animation moderne de l’après Deuxième guerre mondiale, tel que théorisé par André Martin sous le vocable «cinéma d’animation». Cependant, même si cette bipartition des techniques est repérable historiquement et qu’elle recèle la potentialité de la conception radicale de l’animation qui se profile derrière la phrase «seule la main…», on ne peut en conclure que la pratique de telle ou telle technique entraine automatiquement une adhésion à «l’idée de l’animation» sous sa forme la plus radicale. Les praticiens des techniques destructrices se sont le plus souvent inventé toute sortes de trucs et de béquilles pour conjurer les risques de la discontinuité et assurer les conditions d’un mouvement fluide, pour prendre le parti du continu. À l’inverse, dans un important article de Cinéma 65, André Martin montre comment John Hubley, tout en mobilisant le savoir faire de l’animation classique américaine, prend le parti de la radicalité de «l’image par image» en élaborant son style autour de l’étape des «flimsies (dans la pratique des grands studios, les «flimsies» constituent l’étape initiale du processus où il n’y a que le dessin brut sur papier, plein de scories, avant le processus de standardisation et de polissage qui mène au rendu final, tracé et coloré sur acétate).

Pour moi, la phrase «seule la main qui efface peut écrire la vérité» pointe, par l’affirmation de la main et de l’effaçage comme condition de la vérité, vers la radicalité de «l’idée de l’animation», l’image par image considéré sous l’angle de sa constitution radicalement discontinue. Elle désigne en cela l’essence raréfiée et ascétique de l’animation lorsque tout le superflu est écarté, sa vérité – et par conséquent, la vérité du cinéma.