René Jodoin, 1920-2015
Le cinéaste et producteur René Jodoin est décédé avant-hier à l’âge de quatre-vingt-quatorze ans. Sa carrière fut riche en accomplissements. Il a occupé plusieurs fonctions de producteur à l’ONF (dont à l’Unité des films scientifiques), avant de fonder le Studio d’animation du Programme français où il fut le mentor de toute une génération de cinéastes d’animation. Il fut également un pionnier dans l’introduction de l’informatique pour la production de films d’animation, à un moment où la chose était loin d’aller de soi. Comme réalisateur, il a à son crédit une œuvre réduite, mais d’une grande densité conceptuelle. Même si lui-même n’accordait qu’une importance modeste à cette partie de sa carrière, personnellement, je l’ai toujours tenu pour un réalisateur de première importance dont les idées ont eu rôle majeur dans mon travail. On peut visionner gratuitement sur le site de l’ONF quelques-uns de ses films importants : Sphères, coréalisé avec Norman McLaren, Notes sur un triangle et Rectangle et rectangles. Au-delà des thèmes géométriques qui sont au premier plan, son œuvre est marquée par des préoccupations extrêmement profondes au sujet du cinéma, du mouvement et du temps. Chacun de ses films peut être vu comme un commentaire philosophique sur le problème du singulier et du multiple. C’est précisément ce que dit le titre Rectangle et rectangles. Mais je ne vais pas m’étendre ici sur l’analyse de ses films, je l’ai déjà fait ailleurs, et de façon extensive dans mon livre Corps, langage, technologie. Je voudrais plutôt revenir sur les entretiens amicaux que j’ai eus avec lui après son départ de l’ONF, au cours des années 2000, dans son antre installé au sous-sol de sa maison, où il a longtemps poursuivi en solitaire des travaux d’une grande importance.
Pendant plus de vingt ans, René s’est acharné, avec un ordinateur et un logiciel qui sont rapidement devenus périmés, à explorer des démultiplications d’images régies par des fonctions aléatoires, qu’il laissait se déployer à l’infini sous ses yeux. Lorsque l’ONF a publié un coffret de la Collection Mémoire consacré à son œuvre, j’ai tenu à ce que soit inclus un exemple de ce travail. Il s’est agit du document intitulé Entre temps et lieux dont j’ai été le producteur. Je n’ose pas dire qu’il s’agisse d’un «film» car lui-même refusait de le considérer comme tel. Il s’est difficilement laissé convaincre de s’engager dans ce projet car il ne se sentait pas à l’aise d’avoir à donner une forme finie à une matière en réalité insaisissable. Je n’avais pas tout à fait compris, à ce moment là, la portée de ses réticences. Je tenais avant tout à ce qu’il soit souligné qu’après sa retraite de l’ONF, son exploration artistique continuait de façon aussi intense. À ce que je sache, depuis le cambriolage de sa maison, il y a quelques années, c’est tout ce qui reste de tout cette immense et folle entreprise. Mais il lui était difficilement concevable que ces travaux soient livrés autrement que sous une forme ouverte et infinie. Hélas, une telle forme de présentation était en pratique impossible, mais ce n’était pas pour lui une raison d’interrompre ce qui était une profonde méditation sur le temps qui, à la fin de sa vie, était essentielle et assez importante pour se suffire à elle-même.
Il se livrait à ce travail ardu sans aucune ambition de reconnaissance ou de résultat. C’est d’ailleurs pourquoi, même après avoir acquis un Mac et des logiciels beaucoup plus puissants, il restait lié à sa vieille machine qui lui semblait bien suffisante pour son propos. Ce fut d’ailleurs un tour de force technique que d’arriver à en sortir des images pour produire le «document» de 1998. Ce que j’ai compris, au fil de nos nombreuses conversations des années 2000, c’est que ce qui l’intéressait n’était pas tant de réaliser des constructions formelles complexes et bien calculées que de s’ouvrir à l’infini des potentialités temporelles que recèle n’importe quelle image, potentialités en principe inépuisables. C’est ce que disait déjà le titre qu’il a donné au «document» de 1998, Entre temps et lieux, cette tension entre le fixe et le fluide, entre le dénombrable et l’infini. C’est ainsi que, retiré dans ce travail inconcevable et dans cette bulle technique de plus en plus coupée du monde, il acceptait que le temps se referme sur lui. Cette posture d’une radicalité extrême, tant dans son travail que dans à sa vie, a été la source d’une profonde leçon qui prend toute son importance dans mon travail actuel, l’idée que la finalité du cinéma serait de faire advenir dans le temps les infinies potentialités qui se cachent dans toute image. Et par extension, que toute image est infinie.
Je termine cet hommage en vous livrant deux citations que je sors de ma boîte au trésors. Premièrement, cet extrait de courriel (je ne sais plus à quel sujet il m’avait écrit ni pourquoi en anglais) :
«The Black Canvas of Time has no clock, no copyright and mankind will address itself to itself on it, in the unclonable language of the Soul !
When looking into the black timeless mirror, modulated by the unpredictable raster of Life, what we will see is who we are !»
Deuxièmement, cette phrase qu’il m’a souvent répété et que j’ai filmé : «Le temps c’est ce qui se passe entre l’infini et l’être». La voici, dite par lui-même.