Autoportrait entre Prague et Vienne.
Soixante et onze ans hier ! C’est un bon moment pour vous présenter mon premier «seflfie». Mais ce n’est pas hier que je me suis livré à cette petite manie à la mode, c’était le 2 novembre dernier dans un train entre Prague et Vienne. J’étais un peu euphorique après deux concerts mouvementés, mais réussis, avec mon compère Bob Ostertag. Après avoir joué la veille, à Prague, en «double bill» avec le Nihilist Spasm Band, une bande d’artistes fous de London, Ontario, qui depuis cinquante ans font du «bruit» tous les lundis soirs dans une galerie d’art de la ville et qui sont peu à peu devenus une légende à l’échelle internationale (pour une fois, j’étais «fier» d’être canadien). Après avoir côtoyé, plusieurs jours à Brno, Phil Niblock, compositeur increvable, Ben Patterson, joyeux survivant de Fluxus, et Keith Rowe, artiste du Pop Art britannique – qui, c’est peu connu, a précédé le Pop Art américain – et inventeur de la «guitare préparée», tous plus vieux que moi, octogénaires dans certains cas. Malgré leur canne, leur dos coincé et leur jambe raide, ils continuent leur vie créative avec ferveur et simplicité. Je m’étais trouvé chanceux de les rencontrer. Dans mon compartiment, entre Prague et Vienne, je me sentais jeune, réconcilié avec mes soixante-dix balais. Pour la première fois, étant donné mon âge, j’avais osé demander un billet de première classe pour ce trajet de quatre heures. Ce n’est pas que, dans ces trains Est européens un peu surannés, le confort soit tellement plus grand en première, mais au moins je n’avais pas à trouver un coin pour ranger mes bagages, ni à lever à bout de bras des valises alourdies par mon matériel de performance et de tournage. Comme j’étais seul dans le compartiment, les valises allaient pouvoir rester par terre. En route vers une ville que j’aime, où j’ai plusieurs amis, j’étais heureux et je contemplais, avec de plus en plus de concentration, les variations de lumière sur les parois du compartiment. L’idée m’est venue que ça méritait d’être filmé. J’avais ma caméra, mais pas de trépied (la semaine suivante, je me rendais à Utrecht tourner les images pour ma nouvelle installation vidéo et on avait convenu de me fournir un trépied sur place, question d’alléger mes bagages et d’épargner mon dos). Qu’à cela ne tienne, l’envie de tourner était trop grande, j’aurais eu l’impression de manquer un moment de grâce. J’ai grimpé ma valise sur un siège, sorti du linge pour caler la caméra dans la bonne position et j’ai tourné les jeux de lumières sur les murs, les miroirs et les vitres, rythmés par l’avancée du train. Après quelques temps, j’ai pensé qu’il manquait quelque chose dans le cadre, genre une «tête» dans le coin inférieur droit, quelque chose qui fasse événement. Comme j’étais seul dans le compartiment, ça ne pouvait être que «ma tête». Je suis donc allé m’asseoir sur la banquette opposée, la tête positionnée au bon endroit. Et ce fut mon premier «selfie». J’aime la tension entre fixité et mouvement qu’il y a dans ce huis clos. Il y a aussi, dans cette image, la possibilité de la segmenter en cinq zones distinctes, deux fenêtres, deux zones de réflexions et l’espace de la tête, ce qui ouvre des pistes multiples de reconstruction du plan. Il se peut bien qu’il y ait là un film potentiel, dans une veine un peu contemplatrice, Autoportrait entre Prague et Vienne. Il y a bien sûr de nombreux films potentiels qui rodent dans ma tête, mais peut-être que celui-ci verra le jour pour le prochain FNC.