Le 3 aout dernier, j’ai commencé à publier sur Facebook une série de dessins à l’encre intitulés «têtes». Presque deux mois plus tard, après en avoir mis tous les jours, je déclare et promet qu’il s’agit désormais d’un projet et que je vais continuer à mettre des dessins de têtes tous les jours, à l’intention de mes mille quatre vingt quinze «amis» Facebook (et peut-être aussi pour leurs «amis» et pour les «amis» de leurs «amis»…), au moins jusqu’au 3 aout 2015, pendant une année entière. Je vois ce projet comme une sorte de mail art sur Facebook où les destinataires sont multiples et, pour la plupart, me sont inconnus.
Ce n’est pas la première fois que je publie régulièrement des dessins sur Facebook. Entre autres, la publication de la longue série de cent dessins de Tropismes avait été très délibérée et balisée par la décision de faire un nombre de dessins fixé d’avance (cent dessins) et si possible d’en mettre un par jour en ligne, ce que je n’avais pas réussi à faire de façon stricte. Il y avait eu à quelques reprises des trous assez longs. Et je l’avais fait sans trop réfléchir aux implications. Dans le cas de «Têtes», je n’ai pas manqué une journée et à quelques reprises j’en ai mis deux par jour en ligne. À ce jour, j’en ai posté soixante neuf mais j’en ai cent quarante huit de fait, de quoi assurer pour les voyages prévus en octobre et en décembre où je ne pourrai pas dessiner pendant cinq semaines.
Ce projet de publier un dessin par jour pendant un an constitue un défi de constance, constance dans la production et constance dans la présentation. La régularité et la persistance dans la production a plusieurs aspects. Il y a fondamentalement l’obligation de dégager un peu de temps tous les jours et de prendre de l’avance pour les périodes où je serai dans l’impossibilité de dessiner. Il faut également que le processus d’exploration tant technique que thématique se développe de façon significative tout en se renouvelant sur une aussi longue période. C’est certainement l’aspect le plus difficile du projet.
Sur le plan technique, il s’agissait de renouer avec le dessin à l’encre que j’avais beaucoup pratiqué il y a quelques décennies, renouer mais avec des exigences picturales différentes. Un processus s’est enclenché assez naturellement entre l’utilisation de différent type d’encres (encre de chine, encre acrylique, encre aquarelle et encre blanche), l’utilisation de différents outils (plumes, pinceaux, compte-gouttes, chiffons) et différentes autres techniques (lavis, impressions, essuyages). Il en va aussi de l’ordre dans lequel les différents types d’intervention se font. Cet éventail de possibilités s’est établi assez spontanément. Je dois maintenant maîtriser le rythme de leur développement de sorte à assurer leur poursuite sur une longue durée ce qui implique une lenteur volontaire dans le déroulement de l’exploration. Ce qui ne doit pas exclure des moments de surprise et de bifurcation soudaine. Il va sans dire que lorsque j’aurai atteint un équilibre technique entre toutes ces composantes, le projet comme tel devra prendre fin. Si je veux que le projet dure un an, je dois alors avancer très lentement et retarder autant que possible l’atteinte du point d’équilibre. Autre aspect, je fais les dessins sur des feuilles d’assez petit format (15 cm x 20 cm) de sorte à conserver un rapport assez proche entre la grandeur de l’original et celle de son affichage sur l’écran d’ordinateur. Cela permettra éventuellement une publication où les dessins pourront être reproduits à leur pleine grandeur.
Sur le plan thématique, le titre de la série le dit, ce sont des têtes. Il est important de préciser que ce ne sont pas des portraits. Il n’y a pas de modèle derrière ces images. Bien que je me batte avec le fait qu’elles on l’air plutôt masculin, je vise à ce qu’elles soient des images d’une humanité générique, un jeu d’apparition/disparition du schéma général du visage, imbriqué en signes énigmatiques dont le sens échappe. Je tente ainsi de dessiner quelque chose comme la forme des regards (ce qui ne se réduit pas à dessiner des yeux qui sont d’ailleurs souvent absents des dessins), de faire que le spectateur non seulement se sente regardé mais aussi qu’il sente un appel à se laisser aspirer à l’intérieur de ces têtes comme dans un monde, des têtes-paysages à cet égard. J’aime l’idée que chaque jour un grand nombre de gens croisent sur Facebook une tête énigmatique qui, comme un flaneur fantomatique, les regarde l’espace d’un instant et qu’avec le temps, il en résulte une expérience et une familiarité. Qu’on s’attende chaque jour à entrevoir une inquiétante étrangeté. Il va de soi que l’exploration thématique doit adopter le même rythme lent que l’exploration technique.
À cause des procédures opaques de Facebook, je n’ai aucun moyen de savoir combien de personnes voient ces têtes d’une journée à l’autre. Certains se manifestent par des «like», des «share» ou des commentaires mais je sais que cela rebute certains et que la plupart ne laissent aucune trace de leur rencontre avec les têtes et que, connus ou inconnus, ils sont suffisamment nombreux, au loin la-bas ou tout près, pour que le temps passé à dessiner ces têtes en vaille la peine. Ce sont un peu des «bouteilles à la mer» lancées sur la toile. Et, à la limite, je me fout de ce que, dans l’irrespect des droits d’auteur, Facebook considère avoir l’autorisation de se servir de mes dessins (je conserve tout de même les originaux), ça fait partie de la donne de ce grand jeu de piste et c’est tant mieux si le «big Brother» donne à mon projet une portée plus grande, incontrôlable, vertigineuse en faisant de mes dessins des vecteurs dont la projection m’échappe. J’assume tout à fait que cela se passe sur Facebook, dans tous ses aspects.