Le projet Lieux et monuments, auquel je consacre présentement l’essentiel de mes énergies, constitue un nouveau pas dans ma réflexion sur «l’idée de l’animation» et «l’expression instrumentale». Initialement, j’ai développé ces notions en rapport avec mes activités de performances. Le projet « Lieux et monuments » est un projet cinématographique plus classique (tournage et travail en atelier), dans lequel les performances ne jouent qu’un rôle incident. Les termes « idée de l’animation » et « expression instrumentale » s’y retrouvent dans un cadre structuré différemment, d’une part, par une approche minimaliste de construction cinématographique (un minimum d’animation pour un maximum d’effet) et, d’autre part, par une forme singulière de mise en rapport d’images de « prise de vues réelles », de manipulations numériques et d’animation.
Je précise d’abord la portée générale du projet. À l’origine de tous les épisodes de la série, il y a un tournage d’images réelles qui est ensuite soumis à des manipulations numériques, puis à des interventions animées image par image. Les tournages ont lieu un peu partout dans le monde et les altérations dont ils sont l’objet ont pout but d’en élargir le sens et de souligner des correspondances de sorte à ce que, par l’accumulation de segments répartis géographiquement (qui se déclineront, selon les occasions, en courts métrage, en installation vidéo, en site web et éventuellement en long métrage), il résulte une image d’ensemble du monde actuel. Un vaste projet dont les composantes sont tirées du cours apparemment banal de la vie quotidienne.
Ce projet prend ses racines dans ma longue pratique de mise en relation des images animées et des images de tournage réel, qui a eu, au cours des années, des valeurs diverses voire opposées. Au point de départ, il s’agissait de mettre les images animées à l’épreuve du tournage réel auquel j’accordais, un peu naïvement, la place du «réel, dans le but de contrebalancer la légèreté fantasmagorique des images animées. C’est le cas dans mon film Souvenirs de guerre (1982).
Cette polarité a fini par s’inverser et, notamment dans mon long métrage de 1996, La Plante humaines (1996), ce sont plutôt les images réelles qui furent mises à l’épreuve des images animées de sorte à relativiser, dans ce cas, le soi-disant «réalisme» des images de prise de vues réelles. Parallèlement, il y a eu quelques tentatives où, au-delà de cette dichotomie critique (et tout en continuant à assumer cette tension fantasmagorie/réalisme), je faisais usage de l’animation pour transformer le regard sur les images réelles (Etienne et Sara, 1984, Chants et danses du monde inanimé – Le Métro, 1984), et Adieu Bipède, 1987) et leur donner une valeur poétique. C’est dans cette lignée que s’inscrit le projet Lieux et monuments.
Au cours des tournées de performances Living Cinema, le musicien Bob Ostertag et moi-même avons souvent accompagné notre pièce principale d’une courte improvisation basée sur des images vidéo tournées le jour même dans un lieu de la ville où nous nous produisions. L’intérêt pour «les lieux» s’est ainsi développé. Le 19 janvier 2005, à Rome, nous avons pris comme argument la statue de Giordano Bruno sur le Campo dei fiori. Ce fut la première apparition d’un monument au sens propre, dont un film a résulté : La Statue de Giordano Bruno. C’est le vrai début de Lieux et monuments.
Avec le film suivant, Herqueville (2007), qui portait également sur un lieu, c’est l’approche minimaliste de l’animation qui est apparue, associée à d’importantes manipulations numériques, premier exemple de ce qui allait devenir le cœur méthodologique de Lieux et monuments.
Cette façon de concevoir les liens entre image réelle et animation, selon le principe du minimum d’intervention, me semble assez inhabituelle. En général, les imbrications images réelles/animation sont conçues selon une logique avant-plan/arrière-plan où l’on s’attend à ce que la partie animée soit assez prolixe et témoigne d’une certaine virtuosité (du moins si l’on souhaite que le film soit reconnu comme « film d’animation »). Dans Lieux et monuments, les animations prennent plutôt naissance dans les «fissures de l’image» (ce qui implique que toute image est « fissurée ») et, de façon générale, y restent contenues, n’occupant presque jamais l’avant plan et évitant autant que possible les débordements rhétoriques.
Ce qui est visé est que les animations, plutôt que d’être proposées comme un discours autonome, lézardent l’image réelle et s’y infiltrent, ou encore, semblent en émerger. D’une façon ou d’une autre, elles restent complètement contraintes par les configurations graphiques et dynamiques des images réelles afin d’agir sur le regard que le spectateur porte sur ces images et de lui donner une intensité énergétique qui brise l’état de latence et de mutité dans lequel, souvent, elles se donnent au point de départ.
En conséquence, si l’animation reste totalement soumise à la forme des images réelles, celles-ci s’en trouvent totalement altérées afin d’entrer dans cette «convulsion» formelle et signifiante que déclenche la présence, même minime, de l’animation. Sans égard à leur apport quantitatif, une interpénétration totale entre les deux registres d’images est visée, qui les rende qualitativement dépendants l’un de l’autre.
Cette ascèse du degré zéro de l’animation s’est développée graduellement. Partant du point extrême où les interventions animées sont vraiment réduites au minimum, elle s’est transformée en une pratique d’interventions incrémentales, toujours minimes, toujours axées sur le contraste entre la modestie du trait et l’ampleur des conséquences – une sorte d’effet papillon – qui par son caractère cumulatif permet des constructions beaucoup plus considérables, comme c’est le cas dans le dernier opus, John Cage, Halberstadt. Ces constructions ne sont pas le résultat d’une planification, mais résultent d’une itération incrémentale de minimes touches qui trouve sa forme en cours de route.
Ce travail d’animation est précédé par une phase de «manipulations numériques» qui prend la forme d’un démembrement et d’une reconstruction des diverses composantes visuelles du tournage initial. Quand je dis «démembrer et reconstruire» ces tournages, je ne pense pas seulement aux procédures de montage classique (choisir certaines parties du matériel et les réorganiser en succession linéaire), mais à des interventions beaucoup plus radicales qui transforment la spatialité même de l’image en la découpant en fragments tant spatiaux que temporels. Il en résulte une réorganisation profonde de l’image, les recomposant et les compressant sur une durée beaucoup plus courte et beaucoup plus dense.
Les manipulations numériques visent donc une «densification» de la matière. Bien que ces opérations altèrent de façon parfois importante les images tournées, la référence au réel tel que capté n’est pas rompue et le tout se présente comme commentaire de ce réel et non comme fantasmagorie. Des liens qui ne sont pas évidents à première vue sont actualisés et la simple apparition, sans profondeur, des apparences se transforme en un système stratifié de relations et de convergences.
La densification est un processus centripète qui alourdit la représentation. Les potentialités de sens augmentent mais restent dans un état d’inertie. D’où la nécessité de l’animation pour activer cette masse, pour l’intensifier, en libérer l’énergie signifiante potentielle. Cette « intensification » est une action centrifuge qui permet à cette matière compacte densément stratifiée de s’aérer et de laisser les effusions de sens se dégager.
Dès le départ, les tournages sont balisés par quelques consignes simples qui déjà doivent tenir compte de ce dispositif de manipulations animées et numériques auquel ils seront soumis. L’impératif d’un tournage en plan fixe permet une claire dissociation conceptuelle du «lieu» comme tel, appréhendé dans son immobilité et sa persistance dans le temps, indépendamment de tous les éléments mobiles (les personnes, les animaux, les véhicules) qui sont également captés par la caméra. La fixité du cadre fait du lieu une image de la permanence. Également, la fixité du cadre facilite techniquement les manipulations numériques et les interventions animées qui sont appliquées par la suite
Il y a d’abord le lieu lui-même, la façon dont il témoigne d’une histoire ou d’une mémoire, et son insertion dans la durée. La construction temporelle dont il est l’objet imbrique, de façon toujours singulière, le passé, le présent et l’avenir, la présence ou l’absence d’un monument, la nature même de ce qui peut être pris pour monument, et finalement les gens, les foules anonymes qui y déambulent. La forme du regard sur le lieu lui-même est ce qui importe. Il est saisi comme une construction spatiale et temporelle singulière au-delà du simple déroulement factuel et opaque, saisi en tant qu’il devient une allégorie au sens benjaminien du terme. Les prescriptions formelles décrites ici n’ont donc d’importance et de pertinence qu’en tant qu’elles rendent possible cette transubstanciation du lieu et de sa durée. En conséquence, elles peuvent être transgressée autant que nécessaire.
Le tournage constitue, dans ce projet, un moment tout à fait singulier bien loin d’une simple captation d’une matière brute, c’est déjà le début d’un processus de pensée. A priori, je pars du principe que n’importe où, en n’importe quel lieu, «quelque chose» finira bien par arriver, une fissure apparaîtra, si j’ai la patience d’attendre et de tourner assez longtemps. Mais «n’importe où» n’est pas une notion très utile dans ce contexte, du moins pas dans un premier temps. Le caractère intimidant de la mise en place du tournage (installation et réglage de la caméra dans un lieu public face à des gens qui se demandent ce qu’on fait là), de même que l’énergie et la détermination nécessaires, rendent presque impossible de tourner «n’importe où». Il faut avoir l’esprit occupé par un angle d’approche, aussi futile puisse-t-il être. Cela suppose une étape que, en cinéma conventionnel, on nomme le repérage.
Je dois donc chercher un lieu qui convienne, mais les prémisses de cette recherche ne sont pas faciles à définir dans la mesure où je recherche de l’inattendu. Au début, avant que je ne prenne conscience de l’ampleur du projet, les occasions de tournage se présentaient d’elles-mêmes au hasard de mes tournées de performances. J’étais mis face à des lieux et des situations où un tournage s’imposait. Au moment où le projet prend une forme concertée, faute d’avoir des critères précis, il faut à tout le moins préciser une méthodologie.
Il y a la question des «monuments». Les monuments sont importants pour le projet principalement à titre métaphorique. Je me réfère donc à une notion élargie de «monument». En conséquence, il n’est pas nécessaire qu’il y ait toujours un monument au sens littéral du terme dans tous les tournages. Mais pour qu’il soit possible de définir comme «monument» toutes ces choses qui strictement n’en sont pas, il est nécessaire qu’il y ait dans le projet suffisamment de « vrais » monuments de sorte que ce thème puisse servir de référence à l’ensemble.
Qu’est-ce qui m’intéresse alors dans les monuments? Certainement le fait que, par leur caractère commémoratif, ils impliquent un rapport construit à la temporalité. À ce titre ils servent de modèle à la fabrication des films qui, au bout du compte, doivent eux-mêmes devenir des sortes de monuments, des célébrations du temps. Au moment où on les érige, tous les monuments entretiennent un rapport avec les événements du passé qu’ils ont pour fonction de commémorer. Cette univocité ne m’intéresse pas, je cherche dans ces films à créer un rapport plus mobile et plus complexe avec le temps et la mémoire où plusieurs couches de significations peuvent être en jeu et où l’oubli peut jouer un rôle décisif. Ceci exclut en général les monuments trop connus dont la portée commémorative est tellement marquée qu’elle empêche toute itération du sens dans d’autres directions.
Les monuments m’intéressent également parce qu’ils définissent inévitablement, du fait même de leur caractère commémoratif, un espace public. Que ce caractère public soit reconnu et respecté ne change rien à l’affaire, d’autant que nous vivons des années où, de façon générale, l’espace public est en régression et subit les attaques de plus en plus nombreuses de diverses formes de privatisation ou de militarisation. Ces films sont donc une défense de l’espace public en tant que pierre angulaire de la démocratie.
En conséquence, ce projet est sous-tendu par un intérêt pour les foules anonymes qui circulent dans les lieux publics, autour de monuments ou de ce qui en tient lieu, une attention à l’homme de la foule tel que commenté par Edgar Allen Poe, Baudelaire et Walter Benjamin. Un intérêt donc pour la tension entre le défilé de gens écrasés par les difficultés de la vie et ces monuments devenus muets, dont la portée commémorative s’est coupée de la vie qui les entoure, tant par le fait que le plus souvent les monuments sont la commémoration des puissants que par l’oubli de l’histoire qui se généralise dans nos sociétés.
À cet égard, pour en revenir à la méthodologie dans la recherche des lieux de tournage, ce n’est pas par hasard si je cite le personnage du flâneur tel qu’élaboré par Walter Benjamin. La seule façon véritable de trouver des «lieux» est d’accepter la posture distraite du flâneur, de déambuler sans but défini dans la ville à la rencontre de «lieux» qui a priori me sont inconnus et qui recèlent la potentialité de devenir des «images dialectiques», des «images de pensée», pour employer encore ici une terminologie benjaminienne.
Cette image du flâneur caractérise également la façon dont le tournage est effectué, particulièrement le fait qu’il faille tourner longtemps de sorte à laisser les micro événements se produire, sans forcer les choses. Cela définit également l’attitude distraite qu’il convient que j’adopte pour éviter un rapport trop frontal avec le sujet et rendre le tournage possible. Ainsi, j’ai comme règle de conduite de ne pas dissimuler la caméra, mais tout de même de faire comme si je n’y étais pas, en prenant la posture d’une sorte de flâneur stationnaire qui attend on ne sait quoi et qui ne porte qu’une attention médiocre à ce qui se passe devant lui. Il arrive souvent d’ailleurs que ce n’est qu’après coup, par un regard «flâneur» porté sur le résultat du tournage, que des éléments essentiels restés jusque-là inaperçus émergent de la masse des micro événements.
C’est ainsi que je déambule de façon distraite, de continent en continent, dans le but de créer, à travers tous ces tournages impromptus de choses sans importance. une image diagonale de notre monde en crise
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Dans la suite de mon questionnement sur la conception de l’animation où s’entremêlent le rapport avec l’histoire générale du cinéma et l’impact de la technologie numérique, je crois que ce qui pose problème, ce n’est pas tant la définition stricte de la technique d’animation (créer du mouvement image par image), qui reste valable et bien circonscrite, que la place qu’elle doit occuper dans l’ensemble des nouvelles techniques audio-visuelles, et jusqu’à quel point elle peut toujours servir à fonder un genre particulier de cinéma.
L’expansion rapide des possibilités techniques se fait dans un continuum où l’animation au sens strict continue certes à être pratiquée (de plus en plus en fait) mais se retrouve comme un cas particulier parmi beaucoup d’autres approches techniques. Et toutes ces techniques, qu’elles soient «image par image» ou non, ont en commun d’agir sur le flot temporel et d’en altérer la structure. L’art de créer du mouvement image par image continue d’exister, il se trouve cependant resitué dans un dispositif tant technique qu’esthétique beaucoup plus global où il se singularise beaucoup moins qu’à l’époque du cinéma classique. À la faveur de la technologie numérique, on note donc une nouvelle parenté entre toutes ces possibilité techniques : elles ont en commun d’agir sur le flux temporel et de l’altérer.
Ainsi, au niveau le plus général, on pourrait parler, selon le terme proposé en 1956 par André Martin, d’un «cinéma instrumental» qui embrasse toutes formes d’altération technique du mouvement, dans la mesure où elles se fondent, premièrement, sur un travail de la structure universelle «image par image» du dispositif cinématographique dans son sens le plus large, dont résulte une «mise en fiction» du mouvement lui-même, et deuxièmement, sur un lien intime entre l’inventivité instrumentale et l’expressivité esthétique.
Je crois qu'il est légitime de généraliser cette notion. Bien que Martin l'ait élaborée dans le cadre de son étude de l’œuvre animée de Norman McLaren, il a suggéré à plusieurs reprise d'élargir son application, par exemple aux films composites de Karel Zeman (qui mettaient en branle beaucoup plus que les ressources strictes de l’animation) et aux expérimentations pendulaires d’Alexandre Alexeief, qui n’étaient pas du tout réalisées image par image.
C’est dans la suite de cette visée théorique un peu oubliée, mais à mon avis toujours pertinente, que j’ai élaboré la méthodologie de Lieux et monuments, particulièrement en ce qui a trait à l’imbrication entre tournage réel, manipulation numérique et animation. C’est également de ce point de vue qu’on peut comprendre l’adoption d’un travail cumulatif par interventions minimales qui progresse en fonction de sa puissance d’altération du flux temporel, et non pour créer des mouvements préconçus.
C’est également ce cadre qui m’ouvre à un élargissement illimité de sources d’images de tout genre. Ainsi, dans le film en cours, John Cage, Halberstadt, aux images réelles tournées dans l’église Burchardi, aux manipulations numériques, et aux interventions animées, se sont ajoutées des éléments d’archive, des dessins fixes et des extraits de performance. La notion d’«expression instrumentale» permet une telle expansion, amplifiant ainsi l’action centrifuge que j’ai attribué plus haut aux interventions animées.
Pour conclure, je dois admettre que je reste très ambigu quant au sort à faire à l’expression « cinéma d’animation ». Dans ce texte, je ne suis pas loin de proposer de nouvelles nomenclatures, « cinéma d’expression instrumentale » ou «cinéma d’altération du flux temporel», et de restreindre le terme «animation» à la désignation d’une procédure technique particulière. Par contre, je reste convaincu de la singularité de l’animation comme forme la plus aigue d’intervention dans la structure profonde du flux filmique. En ce qui me concerne, je ne sens pas le besoin de décider pour l’un ou pour l’autre énoncé, c’est une ambivalence qui me stimule. Mais, chose certaine, avec la multiplication année après année de productions composites qui se situent aux marges du domaine traditionnellement désigné par « cinéma d’animation», la question se pose d’une nécessaire redéfinition.
Ce texte est un complément d’un autre texte, L’idée de l’animation et l’expression instrumentale.