André Martin et André Bazin, ontologie du cinéma.
Pierre Hébert, septembre 2018.
J’essaie ici de mettre ensemble André Martin et André Bazin pour réfléchir à la nature commune du cinéma et du cinéma d’animation et ainsi éclairer certaines de mes pratiques. Il y a pour cela des raisons personnelles, historiques et finalement théoriques dans lesquelles se joue la question du rapport entre images de prise de vues réelle et images animées, et de leur incidence réciproque dans la définition du cinéma.
Mon éveil au cinéma, ainsi que mes premières tentatives cinématographiques, ont eu lieu au début des années 60, dans la foulée de la Nouvelle vague, de tous les cinémas nationaux dits «indépendants» et de l’explosion internationale de la cinéphilie (émergence des cinémathèques). Je me souviens des premières projections des films de Truffaut à Montréal, du scandale de la censure de Hiroshima mon amour de Alain Resnais, les débuts de la Cinémathèque québécoise dont je devins membre en 1965, membre aussi de la revue Objectif et un peu critique de cinéma pendant quelques années. Dans ce contexte en pleine ébullition, le nom du célèbre critique André Bazin, décédé en 1958, était mythique. Il était impossible pour un jeune cinéaste débutant de ne pas connaître le recueil de ses textes «Qu’est ce que le cinéma ? » et de ne pas être sous son influence diffuse. Je ne crois pas qu’à l’époque j’y aie compris quoi que ce soit de très profond, mais il est incontestable que j’ai vécu mes premières années de cinéaste sous l’emprise de l’hégémonie floue d’une certaine pensée-André Bazin, avec la volonté de faire partie de ce mouvement dont il était une figure tutélaire. Ce qui n’est pas allé sans contradictions, étant donné l’apparent conflit entre mon intérêt pour le cinéma d’animation et le «réalisme bazinien» qui semblait exclure l’animation hors du domaine du « vrai cinéma ». D’où une ambivalence et des malentendus qui ne se sont levés qu’au cours des dix dernières années avec l’apparition de nouveaux regards sur les écrits d’André Bazin, qui ont entrainé d’importantes réévaluations de la portée de sa pensée. Et peut-être y a-t-il là aussi une chance de sauver l’animation. Grâce à mon ami et collaborateur, Hervé Joubert-Laurencin, un acteur important de ce renouveau, j’ai été un témoin privilégié de ce mouvement, auquel j’ai été indirectement associé, ce qui ultimement a mené à la réalisation du Film de Bazin.
C’est au cours des mêmes années que s’est éveillé mon intérêt pour l’animation, dans la foulée de l’explosion du nouveau cinéma d’animation après la Deuxième guerre mondiale, dans des marges qui échappaient à l’hégémonie jusque-là imparable du «animated cartoon» américain. André Martin était au cœur de ce mouvement qu’il a commenté, défendu, et organisé (responsable des projections de films d’animation au festival de Cannes, à l’origine de la fondation du festival d’Annecy et de l’Association internationale du film d’animation – ASIFA), inventeur vraisemblable du terme même de «cinéma d’animation». Il écrivait des textes hyperboliques qui m’ont enthousiasmé et il était le principal exégète de l’œuvre de Norman McLaren, mon maître des premières années, et de toujours. Je l’ai rencontré en 1965 alors qu’il réalisait deux documentaires macluhaniens à l’ONF et j’ai continué à le fréquenter dans le cadre du Comité organisateur de la Rétrospective mondiale du cinéma d’animation présentée pendant l’Expo 67. Il s’agissait d’un point tournant dans la carrière d’André Martin. C’était exactement le moment où il s’est mis à exprimer une profonde déception à l’endroit de ce que devenait le mouvement de la nouvelle animation qu’il avait tant défendu et où il a commencé à porter son attention sur l’émergence de la télévision et sur les premiers balbutiements du numérique dont il allait documenter les développements jusqu’à sa disparition en 1992. Les contacts que j’ai eus avec lui ont été décisifs à plusieurs égards. Ses critiques et sa désilusion face au cours des choses dans le cinéma d’animation ont joué un rôle déterminant dans l’évolution de mes rapports malaisés avec le monde institutionnalisé du cinéma d’animation que j’ai rapidement vu comme un ghetto corporatif un peu rétrograde sur le plan cinématographique. De même pour mes premières approches de l’informatique en 1968, dont témoigne le film Autour de la perception. Ce n’est cependant qu’après sa mort, grâce à l’édition d’une première anthologie de ses textes, que je suis devenu conscient de la profondeur de sa pensée et de l’influence qu’elle avait eue sur moi. La relecture attentive de ses écrits a relancé mon intérêt pour son approche, intérêt qui converge maintenant avec la redécouverte parallèle des textes d’André Bazin. Dans les deux cas, un effet d’après-coup. Cette coprésence de Martin et Bazin dans mes réflexions est peu à peu devenue une sorte de doublure théorique de mon travail au long cours d’imbrication d’images réelles et d’images animées. Dans le présent exposé, j’essaie de dépasser la simple constatation d’une «coprésence», en repérant chez chacun les énoncés qui m’ont frappés et qui me permettront peut-être de tenir ces deux fils de pensée de la même main.
J’ai déjà un peu évoqués les raisons historiques de ce rapprochement. André Bazin (1918-1958, l’ainé des deux) et André Martin (1925 -1994) étaient de la même époque d’après-guerre, se connaissaient, se respectaient, défendaient plus ou moins le même cinéma au niveau le plus général, venaient tous les deux du même univers idéologique (personnalisme chrétien d’Emanuel Mounier, la revue Esprit, la JEC, etc., mouvement avec lequel je n’ai pas gardé d’affinités, mais que j’ai fréquenté au cours de mes années de collège et qui a eu une réelle influence dans le Québec des années 50 et 60). Ils ont tous deux été actifs dans la mouvance de l’éducation populaire, d’où une valorisation chez les deux du caractère populaire de l’art cinématographique et aussi une vue la plus large possible, incluant ses dimensions non seulement créatives mais aussi sociologiques, historiques, philosophiques sans oublier un intérêt pour l’histoire de la technique. Ils ont tous les deux été des annonciateurs, à l’affut de signes avant-coureurs des bouleversements à venir du cinéma. Il est donc historiquement fondé, au-delà de mon histoire personnelle, de se questionner sur leurs visions respectives du cinéma et de son évolution et d’espérer les concilier.
À première vue, les conceptions de Martin et de Bazin paraissent irréconciliables : Bazin, avec sa théorie du «réalisme ontologique» et sa référence constante au «réalisme» comme fondement de l’art du cinéma, et Martin avec sa fixation centrale sur la structure image par image du flux cinématographique, préférant tenir la pellicule entre ses mains et avoir sous les yeux la succession des photogrammes ou encore contempler le clignotement irrégulier du faisceau lumineux entre le projecteur et l’écran, plutôt que de jauger la conformité réaliste entre l’image et l’objet. Comme en témoigne le commentaire de Martin dénigrant la vidéo comme étant un simple «magnétophone d’images», il y a certes des différences importantes entre les postures des deux auteurs. Ceci dit, je crois qu’un examen plus attentif des positions de l’un et de l’autre peut infléchir cette impression première et faire apparaître plutôt une ouverture de complémentarité.
J’ajouterai ici comme indice incontestable de la pertinence de mon projet de conciliation des conceptions des deux auteurs, les propos d’André Martin dans une émission de France Culture consacrée à Sans Soleil de Chris Marker (https://www.franceculture.fr/emissions/les-nuits-de-france-culture/le-cinema-des-cineastes-andre-martin-parle-de-sans-soleil-de-chris-marker). C’est la seule instance que je connaisse où Martin mentionne explicitement Bazin et commente ses liens avec lui. Il fait état d’ «entretiens très riches (…) sur les symboles, sur la graphie» révélant un «Bazin qui n’était pas le Bazin de la transparence, en prise de vue réelle, qui était le Bazin du schéma, qui était le Bazin de la synthèse, qui était le Bazin de la discursivité (…), un Bazin qui pratiquement n’existe pas pour l’univers entier et qui n’existe dans ses œuvres que par un seul mot parlant du film sur Picasso de Clouzot, où brusquement il dit «N’en déplaise à Martin..». C’est la seule preuve tangible que j’ai de discussions qui touchaient à son scénario sur les églises de Saintonge, enfin tout le Bazin graphique, le Bazin de condensation, le Bazin de pédagogie, de simplification pour accroitre la valeur d’expression de symbolisation.»
Comme je l’ai souligné plus haut, pour moi qui, depuis les années 60, ai entremêlé l’animation et le tournage réel de façon régulière, bien que selon des modalités très variables, les questions théoriques sous-jacentes à ce mélange me sont très importantes. Ce parti pris stylistique a toujours impliqué la question du réalisme et devait nécessairement mener à cette confrontation Bazin-Martin. Non que rien ne m’ait jamais empêché de poursuivre cette piste stylistique sans alibi théorique — la pratique générant sa propre pensée implicite de la chose — mais il y a certes un gain, y compris pour la pratique elle-même, à expliciter et développer cette pensée en acte.
Il faut d’abord dire que les postures initiales d’où Martin et Bazin s’expriment, sont assez différentes. Martin entre 1952 et 1965 est clairement à faire la promotion d’une nouvelle vision du dessin animé, le nouvellement nommé «cinéma d’animation», à défendre sa légitimité dans le cinéma, la formulation dit précisément cela. Il y a donc une forme de rhétorique militante dans ses prises de positions et sa façon de les exprimer, qu’on trouve moins chez Bazin qui, bien qu’il ait mené ses propres batailles, n’était aucunement dans la situation de défendre la légitimité du cinéma lui-même. Cela explique partiellement les positions plus tranchées de Martin.
Mais c’est tout de même un fait que Martin voit avec suspicion la fonction d’enregistrement photographique du réel, qu’il déconsidère quand il vient à parler de la réalité essentielle du cinéma. À ce que je sache, André Bazin n’a jamais directement pris en compte l’incidence dans l’essence du cinéma de la structure discontinue, image par image, du flux cinématographique tel qu’exploré au XIX e siècle avant même l’invention stricte du cinéma, dans toutes les occurrences des jeux pré-cinématographiques de création d’illusion de mouvements. C’est pourtant ce principe de discontinuité qui a rendu possible d’aller au-delà de la photographie et de prendre une empreinte du temps. À ma connaissance, Bazin ne s’est pas penché sur cette question essentielle pour Martin. Examinons maintenant ce qui, de part et d’autre, peut permettre de moduler cette opposition apparemment frontale et de voir l’ensemble de la question de l’ontologie du cinéma sous un jour différent, plus englobant, et de rendre possible une théorie unifiée du cinéma sous toutes ses occurrences et dans toutes ses formes historiques, incessamment variables sous l’effet de complexes évolutions technologiques.
Commençons par Martin.
Dans le texte Dessin Animé et Pesanteur (L’Age du Cinéma no 6, mars 1952), texte inaugural de la longue croisade d’André Martin en faveur de la nouvelle animation, il déclare ceci : «De Mclaren à Vigo, Pabst, Eisenstein et Renoir, des plus volontaires aux plus inconscients des vrais cinéastes, les mêmes problèmes d’animation et d’éveil du mouvement se posent. Il n’y a pas deux cinémas, il n’y a pas d’autres aventures du cinéma.» L’affirmation est forte et Martin restera rigoureusement cohérent et fidèle à cette injonction de vouloir penser «le cinéma d’animation» comme partie intégrante du «cinéma» et de refuser de voir l’animation comme une zone à part, un genre ou un art distinct.
Dans la brochure/programme de la Rencontre internationale du cinéma d’animation de 1956 durant le onzième Festival de Cannes, dont il est un des organisateurs il écrit : «si les Journées internationales du cinéma d’animation séparent arbitrairement le Cinéma d’Animation et le Cinéma de prise de vue directe (…) il ne s’agit pas de former un parti des gens image par image….» et plus loin : «Le même principe de construction cinématographique régit le travail des dessinateurs de film et celui des génies de la prise de vue directe. Les surprises dynamiques de Pabst, certaines arabesques de Vigo, de Poudovkine ou d’Eisenstein sont sinon totalement définies, du moins analysées par l’écriture du film image par image.».
En 1956, il commentera longuement l’œuvre de McLaren dans un article fleuve en quatre parties dans les Cahiers du Cinéma (c’est deux ans avant la mort de Bazin qui, donc, était toujours aux Cahiers et a nécessairement connu l’essai de Martin) et élaborera pour caractériser l’œuvre du grand maître l’idée de l’ «expression instrumentale» qui concerne les rapports poétiques entre le travail du cinéaste et la technique et qui constitue à mon avis sa contribution théorique la plus importante. Également, ce qui s’est écrit de mieux sur McLaren. Cela vaut la peine de s’y attarder un peu : «…ce qui constitue sans doute la plus profonde originalité de l’œuvre de McLaren est la plénitude instrumentale de son expression cinématographique» «C’est avec le souci constant de la technique et de l’instrumentation qu’ (…) avec un sérieux scientifique, il assemble des matériaux, enregistre leurs actions, compare un grand nombre d’essais, inventant des styles inédits de composition», l’entreprise de McLaren «demeure sans précédent» et «se développe comme s’il n’avait jamais douté un seul instant de cette propriété de l’animation. (…) À côté d’un cinéma de cueillette, de suggestion, existe, escorté de tous nos vœux, un cinéma fondé sur la lutte muette avec des matériaux que l’on ne peut ni bluffer ni raisonner et qui ne se laissent convaincre que par l’outil. Ce cinéma de technicien ose vraiment, secoue et invente (…) en tirant le maximum d’un principe, d’un procédé ou d’un outillage, (…) entraîné, guidé par les éléments matériels qu’il met en mouvement» mettant en valeur une «autonomie instrumentale …(qui) …concerne très précisément l’esprit des cinéastes doués d’un pouce opposable aux autres doigts et qui sont décidés à s’en servir.» Il s’agit bien sûr de la main.
Au bout du compte, il revient sur le thème du lien intime entre le cinéma d’animation et de prise de vues réelles : «Car les fonctions de l’image par image et celles de la prise de vues directes ne sont peut-être pas aussi distinctes que le laissent penser les approximations de notre haute époque. La singulière exigence de travail instrumental et de globalité poétique de l’animation pourrait se trouver mêlée aux vœux du cinéma de prise de vues directes dans un état de l’art cinématographique supérieur à celui dont nous nous contentons.» Il parle même d’une tradition millénaire d’expression instrumentale. Il n’élabore hélas pas beaucoup. Mais il est clair qu’après avoir affirmé que le cinéma d’animation est d’abord totalement du cinéma, il se concentre ici sur l’influence possible et bénéfique que l’animation en tant qu’expression instrumentale pourrait avoir sur le cinéma et son avenir. À noter qu’il ne s’agit pas d’un éloge primaire de la technicité : «L’œuvre de McLaren est bien autre chose qu’un bricolage schizophrénique mené par une technicité galopante (…)que McLaren emprunte, chaque fois, une voie originale, créant s’il le faut un outillage, semblant, pour chaque film, inventer le cinéma.» Et le point d’orgue de cette lancée : «aujourd’hui Len Lye et McLaren méritent d’être loués comme ceux qui ont «touché au cinéma» en ce que tous deux ont dessiné directement sur la pellicule sans utiliser de caméra, ce qui met fin à «cette fatalité représentative du cinéma de prise de vues réelles» et qui «constitue un scandale, du point de vue des frères Lumière». Il peut ainsi célébrer « la révolution réussie de Len Lye et McLaren». De nouveau resurgit une critique de «la fatalité représentative» mais aussi toujours la volonté de tenir ensemble le cinéma d’animation et le cinéma dans un même faisceau, dans une même pensée. C’est une constante chez Martin et c’est le fil sur lequel je me tiens, le fil d’une théorie de l’expression instrumentale étendue à l’ensemble du cinéma dans toute son histoire.
Du côté de Bazin, disons d’abord que s’il n’a pas comme tel commenté la place du cinéma d’animation par rapport à l’ontologie de l’image photographique, il ne s’est pas privé d’écrire sur un certain nombre de films d’animation et de saluer l’action d’André Martin dans ce domaine. Il faut néanmoins rappeler que dans le texte Ontologie de l’image photographique, les thèses développées par Bazin ne semblent pas laisser une place quelconque au principe de l’animation. Je cite parce qu’il faut quand même y regarder de plus près : «L’image peut être floue, déformée, décolorée, infiniment moins documentaire que le moindre dessin, elle procède par sa genèse de l’existence du modèle ; elle est le modèle. D’où le charme des photographies d’albums. Ces ombres grises ou sépia, fantomatiques, presqu’illisibles, ce ne sont pas les portraits de famille, c’est la présence troublante d’une vie arrêtée dans sa durée, figée dans son destin, non par la puissance de l’art, mais par la vertu d’une réaction fluidique; car la photo ne crée pas, comme l’art, de l’éternité, elle embaume le temps, elle le soustrait à sa propre corruption». C’est le texte cité dans Le Film de Bazin, dans une variante qui diffère en quelque passages de la version publiée dans le tome 1 de Qu’est-ce que le cinéma ? en 1958, variante trouvée par Hervé Joubert-Laurencin dans une valise contenant tout ce qui restait du projet de film de Bazin sur les églises romanes de la Saintonge. Mon propos n’est pas de discuter des différences entre le texte connu et celui-ci. Ce que je note, c’est qu’une distinction s’y dessine entre la question de la ressemblance et la question de la forme de genèse de l’image photographique, même illisible et fantomatique, même moins documentaire qu’un simple dessin. Tout se concentre sur la relation fluidique (ou «la mécanique impassible» selon la version de 1958) qui fonde le caractère réaliste de l’image. Il y a au fond de la conception bazinienne du réalisme, nommé «réalisme ontologique», une brèche, une disjonction entre essence et apparence qui annonce d’autres énoncés, tout aussi surprenants, qu’on trouve dans les textes sur les rapports du cinéma avec le roman, le théâtre ou la peinture, dans le tome 2 de Qu’est-ce que le cinéma ? intitulé «Cinéma impur». Et encore dans le tome 4 sur l’école italienne, au sujet des interférences entre le réalisme et la technique.
Dans Le journal d’un curé de campagne et la stylistique de Robert Bresson, Bazin opère un étonnant retournement quant à ce qui occupe la position de «la réalité» dans le dispositif cinématographique, où un autre niveau de disjonction apparaît. Parlant du rapport entre le film de Bresson et le texte romanesque de Bernanos, Bazin a cet énoncé fulgurant : «mais c’est que la réalité n’est pas ici le contenu descriptif moral ou intellectuel du texte mais le texte lui-même ou plus précisément son style. On comprend que cette réalité au second degré de l’œuvre préalable et celle que capture directement la caméra ne puissent s’emboiter l’une dans l’autre, se prolonger, se confondre ; au contraire leur rapprochement même en accuse l’hétérogénéité des essences. (…) La discordance ontologique entre deux ordres de faits concurrents, confrontés sur l’écran, met en évidence leur seule commune mesure qui est l’âme. » Il faudrait élaborer sur les notions de «style» et d’«âme», mais contentons nous ici de noter que le texte du roman est posé comme réalité seconde, comme «fait esthétique brut» en discordance ontologique avec la réalité que capture la caméra. À la faille entre l’apparence et le processus automatique qui marque la capture du réel par la caméra s’ajoute cet autre instance de faille entre la réalité au second degré du texte et la réalité captée par la caméra. Il expose des ordres de discordances similaires par rapport au théâtre et à la peinture. Dans son film sur van Gogh, Alain Resnais est, lui aussi, «fidèle à l’original ; (…) leur réalité ce n’est point le sujet du tableau mais le tableau lui-même, comme nous avons vu que celle de Bresson est le texte même du roman.»
Venons-en aux considérations sur la technique dans l’article «Le réalisme cinématographique et l’école italienne de la Libération» qui ouvre le tome 4 dans lequel on trouve une autre couche de failles, de discordances et de contradictions : «Toute esthétique choisit forcément entre ce qui vaut d’être sauvé, perdu ou refusé, mais quand elle se propose essentiellement, comme le fait le cinéma, de créer l’illusion du réel, ce choix constitue sa contradiction fondamentale à la fois inacceptable et nécessaire. (…) En fait l’«art» cinématographique se nourrit de cette contradiction, il utilise au mieux les possibilités d’abstraction et de symbole que lui offrent les limites temporaires de l’écran.» Et plus loin : «C’est donc à l’utilisation intelligente d’un progrès précis que Citizen Kane doit son réalisme. Grâce à la profondeur de champ de l’objectif, Orson Welles a restitué à la réalité sa continuité sensible. (…) Les perfectionnements techniques qui permettront de conquérir d’autres propriétés du réel : couleur et relief par exemple, ne pourront, du reste, qu’augmenter l’écartement des deux pôles réalistes qui se situent assez bien aujourd’hui aux environs de Farrebique et de Citizen Kane. Les qualités de prises de vue en studio seront en effet de plus en plus tributaires d’un appareil complexe, délicat et encombrant. Il faudra toujours sacrifier quelque chose de la réalité à la réalité.»
Dans cette stratification de discordances, le «réalisme ontologique» est tout sauf un réalisme primaire. Il s’agit toujours, avec la force ontologique des apparences, d’aller au delà, comme condition du geste poétique. Il exprime cela clairement dans son article sur Fellini «Cabiria» ou voyage au bout du néo-réalisme : «Aussi est-il possible de dire que Fellini ne contredit pas au réalisme, non plus qu’au néo-réalisme, mais bien plutôt qu’il l’accomplit en le dépassant dans une réorganisation poétique du monde.» et «Tout se passe en effet comme si, parvenus à ce degré d’intérêt aux apparences, nous apercevions maintenant les personnages, non plus parmi les objets, mais par transparence, à travers eux. Je veux dire qu’insensiblement le monde est passé de la signification à l’analogie, puis de l’analogie à l’identification au surnaturel. Je regrette ce mot équivoque que le lecteur peut remplacer au choix par poésie, surréalisme, magie ou tout autre terme exprimant la concordance secrète des choses avec un double invisible dont elles ne sont en quelque sorte, que l’ébauche.»
À cette liste de mots, nous pourrions ajouter «âme» qui dans le texte sur Bresson est mis en évidence par «la discordance ontologique entre deux ordres de faits concurrents», dépassement qui est sublimé par ce commentaire de la scène finale du film : «l’écran vidé d’images et rendu à la littérature marque ici le triomphe du réalisme cinématographique. Sur la toile blanche de l’écran la croix maladroite, comme celle d’un faire-part, seule trace visible laissée par l’assomption de l’image, témoigne de ce dont sa réalité n’était qu’un signe.» Ne touche-t-on pas ici à la limite de l’image animée? Martin parle aussi d’«âme» dans Dessin Animé et Pesanteur : «Dans l’animation il y a âme. Entre le personnage et l’animateur il n’y a pas seulement l’effort fourni pour lui donner mouvement. Quelque chose reste de la chaleur qui a accompagné l’évolution du personnage» Citation qui traite aussi d’une discordance, celle entre le dessin fixe et le mouvement en animation. Traitant des liens entre image et trame sonore dans Le journal d’un curée de campagne, Bazin a cette formulation étonnante quant à la nature de la création cinématographique comme travail des «discordances» dont est fait le réalisme : «À partir d’elle, et par rapport à la bande sonore, s’organisent des différences de potentiel esthétique dont la tension devient insoutenable.» Je jubile en lisant ceci.
Rendu à ce point, qu’est ce que je fais avec tout ça ? Je rappelle que mon entreprise n’est pas d’abord philologique ni théorique. Je cherche à comprendre comment les réseaux d’idées de ces deux écrivains de cinéma (comme cette dernière note de Bazin sur la trame sonore ou l’affirmation de Martin sur la puissance de l’animation à pouvoir «toucher au cinéma») sont présents dans mon travail, et comment ils peuvent être féconds. Il est possible que d’un point de vue strictement «scientifique» les propositions des deux «André» aient un point aveugle franchement irréconciliable : ce qui se noue entre le réalisme ontologique (c’est-à-dire lié à sa genèse automatique) de l’image de cinéma et le film comme bande modulatrice image par image de la durée. Mais peu m’importe à la limite vu que quant à moi, je joue délibérément sur les deux tableaux. C’est sans aucune prudence académique que je poursuis :
1- Malgré ses accents polémiques au sujet de la «fatalité représentative», l’objectif de Martin est toujours resté de penser le cinéma d’animation et le cinéma de vues réelles dans le même mouvement, ce à quoi j’adhère totalement et fondamentalement.
2- La conception du réalisme de Bazin ne peut pas être réduite à une fatalité représentative, elle est, on l’a vu, beaucoup plus subtile et beaucoup plus complexe.
3- Au bout de toutes leurs considérations, les deux auteurs visent, d’une part, à travers l’expression instrumentale, «la globalité poétique de l’animation» et, d’autre part, à travers la voie d’un réalisme cinématographique paradoxal tissé de «discordances», «la réorganisation poétique du monde». La poésie comme critère et comme objectif, de part et d’autre.
4- Si un texte romanesque ou théâtral, ou le tournage d’une toile de Van Gogh peut se présenter dans un film comme «la réalité», comme «fait esthétique brut», je m’autorise à extrapoler que la main (le corps) de l’animateur, les dessins à l’origine de l’illusion de mouvement et même le dispositif technique qui assure cette mise en mouvement, le lieu de l’invention instrumentale, peuvent, dans l’esprit du dispositif théorique de Bazin, se placer eux aussi dans la position de «réalités». En ce qui concerne les dessins, on connaît les commentaires sur le film d’Alain Resnais sur Van Gogh. Je poursuis le texte déjà cité : «Mais la fidélité d’Alain Resnais à Van Gogh qui est d’abord, et ontologiquement, celle de la fidélité photographique, n’est que la condition préalable d’une symbiose entre le cinéma et la peinture.» Je me permettrai ici d’évoquer Walter Benjamin qui, dans ses textes sur la photographie, attache au moins autant d’importance à la photo comme reproduction mécanique des œuvres d’art que comme enregistrement de la réalité. De ce point de vue, le cinéma d’animation, pas seulement le cinéma d’images réelles, est totalement soumis au principe de l’objectivité photographique, même les films gravés sur pellicule qui doivent être rephotographiés pour devenir reproductibles. Encore faut-il tirer les bonnes conséquences théoriques de ce fait, ce qui ne peut que nous mener d’une part au corps de l’animateur et, d’autre part, au dispositif image par image lui-même.
5- Les considérations de Bazin sur la technique dans les textes sur l’école italienne (en particulier cette affirmation choc déjà citée : «En fait l’«art» cinématographique (…) utilise au mieux les possibilités d’abstraction et de symbole que lui offrent les limites temporaires de l’écran.») ont tout à voir avec la notion d’«expression instrumentale» de Martin. Chez Rouquier et Rossellini, dans Farrebique et Paisa, la débrouillardise avec des moyens techniques pauvres tient autant de l’invention «instrumentale» que l’utilisation de la profondeur de champ chez Orson Welles tournant Citizen Kane en studio avec les lentilles les plus perfectionnées. Dans les deux cas, il s’agit d’une interférence entre des questions de technique et des questions de «style», et cela a à voir avec «la réorganisation poétique du monde». Je crois qu’il y a ici convergence totale entre Bazin et Martin à ceci près que les exemples de Bazin ne mettent pas directement en jeu le défilement image par image. Pas directement, parce que finalement, pour Bazin, la machine image par image est une boite noire qui fait ce qu’elle fait toute seule, automatiquement, sans qu’on ait à s’en occuper. On peut le comprendre étant donné l’époque, car cette mécanique avait été jusque-là d’une fiabilité et d’une invariabilité totale, une véritable boite noire. La suite de l’histoire force à voir les choses différemment.
6- Parlons de cette boite noire. Les films de prises de vues réelles y sont tout autant soumis que les films d’animation. On peut affirmer que le mécanisme d’entrainement intermittent à 24 images seconde, tout autant que la reproduction photographique, est une condition ontologique du cinéma, lui seul rend possible que l’image des choses soit «aussi celle de leur durée et comme la momie du changement.» Bien qu’aussi essentielle l’une que l’autre, il y a une différence importante entre ces deux fondements «ontologiques» du cinéma, le lien photographique entre la chose et son image, bien que ce soit le résultat d’un dispositif technique, est direct. Bazin peut écrire que l’image «est le modèle». Avec le mécanisme image par image, l’image sur l’écran n’est pas le modèle, du moins pas de la même façon. Le dispositif technique qui permet la reproduction du mouvement n’est pas direct, il procède avec une série d’images fixes, et son résultat est une simulation perceptive, une illusion de mouvement. C’est ce qui permet au cinéaste d’animation d’être celui qui rompt la boite noire, en démonte le mécanisme et comme un enfant avec un jouet, le brise et, s’il a de l’inventivité instrumentale, le remonte pour en faire autre chose, quelque chose de nouveau.
7- Toujours au sujet de la boite noire, je me permets d’introduire ici un autre niveau de discordances au-dessus (ou au-dessous) de la stratification à trois niveau que nous avons dégagée chez Bazin (apparence / genèse, réalité seconde du texte ou de la peinture / réalité première du tournage de la réalité, l’ambition du cinéma total / les limites temporaires de l’écran), une quatrième discordance qui s’exprime dans la célèbre phrase de Norman McLaren (qu’André Martin lui-même a trouvé épinglée sur un babillard dans l’atelier du maître, une pensée qu’il avait formulée pour lui-même) : sous le titre «Philosophy behind this machine» «* Animation is not the art of DRAWINGS-that-move, but the art of MOVEMENTS-that-are-drawn. * What happens between each frame is much more important than what exists on each frame. * Animation is therefore the art of manipulating the invisible (that) interstices that lie between frames.» Voilà qui semble s’additionner tout naturellement à l’édifice conceptuel que nous avons trouvé chez Bazin donnant pour le cinéma un cadre global, tant en prise de vues réelles qu’en animation, où la discordance devient le style.
8- Dans cette vision du dispositif de l’animation, clivée entre «dessins qui bougent» et «mouvements dessinés», il est à noter que McLaren note «l’art de manipuler». Il écrit finalement «manipuler les interstices invisibles», après avoir été tenté d’écrire «manipuler l’invisible». Il faut voir le «that» raturé dans le texte anglais original pour saisir cela. Toutes les reproductions typographiées, traduites ou non, gomment cette hésitation. Sans trop spéculer sur les intentions de McLaren à cet égard (il s’est peut-être simplement trompé en recopiant son texte au propre, une rature qui ne voudrait rien dire), nous ne sommes pas très loin de la description par Bazin de «l’écran vidé d’images» dans la scène finale du Journal d’un curé de campagne. De plus, il y est question de «l’art de manipuler», encore la main et le corps de l’animateur comme partie prenante de ce dispositif tant conceptuel que technique.
Voilà le saut en avant que je fais pour réconcilier les positions apparemment opposées de André Martin et de André Bazin. Le saut passe entre l’expression instrumentale de Martin et le réalisme des discordances de Bazin et il se résout dans une poétique «des différences de potentiel esthétique».
Il ne faut pas oublier que nous commentons ici des textes écrits il y a plus de cinquante ans par des écrivains de cinéma également préoccupés de placer leurs conceptions dans un cadre fortement historicisé. Il s’impose donc de mettre tout cela à l’épreuve de l’histoire, plus précisément de l’histoire technologique récente. Bazin a vu apparaître la télévision et s’y est intéressé, mais il n’a pas connu la vidéo. Martin a été un témoin attentif de tout ce qui a suivi, jusqu’au numérique. Décédé en 1994, il n’en aura cependant vu que la période formative.
Au-delà de la critique de la vidéo comme simple «art du prélèvement», Martin avait raison sur un autre point : «l’enregistrement magnétique du mouvement rendra illisible la fixation analytique du mouvement». Effectivement, c’est un fait que la vidéo analogique, bien qu’également fondée sur la reproduction image par image du mouvement, on devrait plutôt dire balayage par balayage, qui s’inscrivent en diagonale sur une bande en mouvement continu, rendait l’accès à chaque image indépendante presque impossible. En conséquence, l’animation y était presque impossible. Il y a effectivement eu un aveuglement réciproque entre le cinéma d’animation et la vidéo. Ce qui n’a pas empêché Martin, à partir de 1965, de s’adonner au sein du Service de la recherche du CRTC, à l’étude systématique de la télévision au Canada. Et, plus tard, au sein de l’INA de répertorier attentivement l’émergence des « nouvelles images» numériques.
Avec le numérique, tout a changé. D’abord, les fichiers image redeviennent accessibles comme entités distinctes sur lesquelles on peut intervenir directement. Alors que, dans la vidéo analogique, toutes les interventions se faisaient par action sur le signal électronique, en numérique, tout passe de nouveau par les photogrammes, si ce mot y a encore un sens. L’animation redevient possible, une sorte de réhabilitation. Mais les processus automatiques y prennent une place inédite et s’accompagnent d’une dissolution dans un ensemble plus vaste. Les possibilités techniques d’altération et de modulation du flux temporel et spatial se multiplient au-delà des limites connues et bien au-delà de la simple création de mouvements, manuellement, image par image, comme dans l’animation classique qui est toujours pratiquée mais qui a perdu la sorte d’existence séparée qu’elle avait à l’époque du cinéma argentique et mécanique. Des films dits «d’animation» sont faits avec des logiciels 3D avec lesquels on crée des sortes de robots virtuels qui sont mis en mouvement à l’aide de dispositifs de «motion capture», processus dans lequel il n’y a à peu près pas de travail image par image. Du côté de la prise de vue réelle, on capte toujours des images de la réalité, mais on peut facilement les altérer de manière automatique. Toute photographie peut être soupçonnée d’avoir été « photoshoppée ». Les films qui ne comprennent pas d’effets spéciaux deviennent rares. Le réalisme de l’image photographique n’a plus la même valeur, le lien ontologique entre des apparences crédibles et «le modèle» se sont pour le moins distendus. On est à l’ère de la simulation généralisée.
Entendons-nous bien, il y a toujours dans le cinéma, captation automatique du réel, une forme de genèse qui fonde le réalisme ontologique. Rappelons à cet égard que Bazin faisait clairement la distinction entre genèse et ressemblance, qu’il ne critiquait pas l’utilisation des «transparences» (pour incruster un acteur tourné en studio sur un fond réel), qu’il acceptait comme «réalisme» la reconstruction en studio de simulacres du réel, dans Citizen Kane par exemple et ne rejetait d’emblée aucune des innovations techniques à venir. Il avait une vision du cinéma totalement imbriquée dans l’histoire tant technique, sociologique que politique. Mais force est de constater que l’importance des interventions possibles sur les images est telle qu’un épais brouillard masque maintenant le caractère ontologique de la genèse de l’image photographique et que, désormais, aux yeux des spectateurs, tout est faux. La question est de savoir comment, dans ce nouveau contexte où règne la confusion des genres, la poétique des discordances dont est fait le réalisme selon Bazin reste praticable.
Il y a certes une revanche de l’animation qui, dans sa définition la plus large, a tout pénétré. C’est ce qui autorise Lev Manovitch à déclarer que le cinéma de prise de vue réelle est devenu un cas particulier de l’animation. Le problème posé au départ de ce texte, «comment penser l’animation et la prise de vue réelle dans une seule et même conception du cinéma», a peut-être tout simplement disparu. En pratique, les deux champs seraient irrémédiablement entremêlés dans les faits et ce ne serait plus un problème de pensée. On pourrait croire être arrivé à l’âge d’or de «l’expression instrumentale» telle que Martin l’a élaboré à partir de l’œuvre de McLaren dans laquelle il voyait d’ailleurs une annonce du cinéma à venir, une préparation du numérique. Mais j’ai bien peur qu’on ait plutôt sous les yeux l’hyperbole d’«un bricolage schizophrénique mené par une technicité galopante», ce que n’était pas selon Martin le travail de McLaren. Il s’agissait plutôt, «pour chaque film, inventer le cinéma» «L’invention du cinéma déjà inventé ne va plus finir.» dit-il par ailleurs dans une formulation fulgurante. Il en va ici de l’objectif d’une «globalité poétique de l’animation» par l’invention continue d’un art déjà inventé.
Pour résumer un peu sommairement, je crois que, dans la suite du brouillage de la genèse ontologique de l’image réelle et de l’omniprésence de l’animation et des autres techniques d’altération de l’image et de son flux temporel, le vecteur principal dans le cinéma d’aujourd’hui, sous tous ses avatars techniques, c’est l’aspiration à l’hallucination. C’est-à-dire, la fabrication de mondes imaginaires avec ou non des sources d’images réelles, en utilisant des procédés techniques complètement lisses, sans trace de manipulation, où le spectateur est invité à une expérience d’immersion totale, crédible mais sans rapport avec le réel. Le rapport avec la genèse ontologique et la ressemblance y est inversé. Un idéal de cinéma total revisité et détourné de tout réalisme. Dans l’article sur l’école italienne, Bazin jugeait d’ailleurs le cinéma total impossible et contraire au réalisme. Ce qui s’estompe dans cette tendance hégémonique du cinéma, c’est justement d’utiliser «au mieux les possibilités d’abstraction et de symbole que lui offrent les limites temporaires de l’écran», de mettre en œuvre «la discordance ontologique entre deux ordres de fait concurrents, confrontés sur l’écran», de faire que «s’organisent des différences de potentiel esthétique dont la tension devient intolérable», d’accomplir le réalisme «en le dépassant dans une réorganisation poétique du monde» et finalement de savoir «qu’il faut toujours «sacrifier quelque chose de la réalité à la réalité»
Je ne sais pas si ces considérations sont valables sur un plan général, mais c’est là un résumé de mon art poétique avec ce qui est écarté, obscurci, empêché dans le courant dominant du «cinéma» d’aujourd’hui, en l’associant aux voies de «l’expression instrumentale» visant sans fin à «l’invention du cinéma déjà inventé». C’est ainsi que je vois l’enjeu de mon travail, notamment dans le projet Lieux et monuments, ce qui régit l’entremêlement discordant d’un ensemble de matériaux divers incluant entre autres tournage réel et animation. Dans le contexte technique et idéologique actuel, le maintien des leçons que je retiens d’André Martin et d’André Bazin (ce sont évidemment celles que je retiens, ce qui n’épuise pas, loin de là, la richesse de leurs œuvres respectives) est l’objet pour moi d’une sorte de militantisme discret et d’un acharnement tranquille contre le vent dominant.
La forme concrète aujourd’hui de mon art poétique, le chantier où je travaille ces questions, c’est principalement le projet Lieux et monuments que je poursuis depuis une dizaine d’années. Il se fonde sur une imbrication de tournage réel, de manipulation numérique des images et de leur flux spatio-temporel, d’animation, de photographie et de dessin. Cette approche stylistique ne s’est pas développée en réponse au cadre conceptuel exposé ici, elle l’a précédé de longtemps, bien avant le projet Lieux et monuments lui-même, de deux façons différentes, d’abord sous l’angle de la dualité images animées / images réelles et ensuite, dans certains cas, se substituant à cette polarité, sous l’angle de la coexistence de multiples sources d’images de divers types. Un style qui oscille entre polarité binaire et déferlement du multiple.
Dès 1965, à la suggestion de Pierre Bernier, le monteur avec qui j’ai travaillé pendant de nombreuses années, j’ai commencé à introduire des inserts de prise de vues réelles dans des films qui restaient majoritairement constitués d’animation. Le but était naïvement documentaire, introduire des marques du réel avec pour but de contextualiser l’animation, de la situer explicitement comme commentaire du réel. J’ai toujours voulu voir l’animation dans un rapport avec la réalité (même dans le cas de mes films abstraits, mais c’est une autre affaire) et non comme création d’univers fantaisistes. Les images de prises de vues réelles étaient donc là pour toucher à l’animation, comme puissance sur l’animation dans le but de changer sa portée, le contraire de ce qu’André Martin a proclamé au sujet de Norman McLaren et Len Lye, qu’ils avaient touché au cinéma. Je n’avais pas su alors comprendre le sens de cet énoncé. La polarité s’est renversée avec La Plante humaine où le but de la construction était plutôt de mettre en doute la vérité des images réelles. Ce renversement était motivé par le sujet du film : les images réelles reproduisaient la couverture télé de la première guerre du Golfe contre l’Irak avec comme propos de signifier que les images réelles ne montraient rien de la réalité de cette guerre. C’était un propos sur les médias qui prenait la forme d’un rapport entre l’animation et le tournage réel. Avec Lieux et monuments, ces rapports images réelles / animation ont pris un tour plus complexe, entre autre de par leur cohabitation avec une multiplicité d’autres types d’images et de par une intensité des manipulations numériques que je n’avais pas pratiquées jusqu’alors.
Les exemples de travail avec une multiplicité de sources où l’animation n’est pas nécessairement prédominante sont plus ponctuels dans ma filmographie. Il y a deux exemples hâtifs, Entre chiens et loup en 1978 (dans ce cas, il s’agit surtout, outre les images réelles, d’une multiplicité de formes d’animation, papiers découpés, ombres chinoises et gravure sur pellicule), et Étienne et Sara en 1984 (dans ce cas il s’agit d’une option claire et affirmée de multiplicité où l’animation est quantitativement très minoritaire). Le long métrage de 1996, La Plante humaine, à certains égards, peut également être vu sous cet angle. Herqueville, en 2007, est aussi affirmé que Étienne et Sara dans une stylistique du multiple avec, comme élément nouveau, une approche différente de l’animation, comme forme d’intervention aussi minimale que possible, comme puissance de toucher le cinéma. Je reviens là-dessus plus loin. C’est à partir de l’installation vidéo Berlin – Le passage du temps que cette stylistique est devenue clairement le cœur de Lieux et monuments, ce qui ne s’est pas démenti dans Cycling Utrecht, Le Film de Bazin et La statue de Robert E. Lee à Charlottesville. Pour moi, cette stylistique du multiple organisé autour du noyau images réelles / images animées a tout à voir avec la mise en œuvre «des discordances ontologiques», l’organisation des «différences de potentiel esthétique» et l’accomplissement du réalisme «en le dépassant dans une réorganisation poétique du monde», ces idées que j’ai trouvées ici et là chez Bazin.
Je vais maintenant commenter une par une les différentes composantes et les différentes phases de travail des films Lieux et monuments tels qu’elles se présentent aujourd’hui, en août 2018, c’est donc dire qu’il s’agit du bilan ponctuel d’un processus toujours en mouvement, à savoir le tournage réel, le démembrements et la reconstruction numérique des plans, les insertions animées et les dessins et photographies.
Tournage de prises de vues réelle : Un tournage «lieux et monuments» répond à certaines règles bien précises qui ne sont pas sans rappeler la pratique des opérateurs des frères Lumière. Il s’agit de mettre une caméra sur un trépied dans un lieu donné (je laisse ici de côté la question des monuments, de ce qu’est un monument, ou ce qui peut en tenir lieu, question qui n’a pas directement à voir avec le présent propos) et de tourner en continu tout ce qui se passe devant l’appareil et qui s’inscrit dans son cadre fixe. C’est une pure captation du réel sans aucune forme de mise en scène sinon la définition du cadre. Le réalisme ontologique à l’état pur, si on peut dire. Tout en étant exactement ça, c’est aussi un dispositif construit qui, en cela, constitue un exemple d’expression instrumentale. La caméra n’est pas cachée, elle est placée de la façon la plus évidente possible. Il s’agit d’un défi assumé au «droit à l’image» qui, au cours des récentes décennies, est apparu dans certaines jurisprudences. Les gens savent que quelqu’un est là à les filmer. En faisant l’action d’installer d’abord la caméra, puis ensuite de me tenir juste derrière avec un air impassible sans sembler porter grand intérêt à ce qui se passe, obligatoirement seul (c’est évident qu’il ne s’agit pas d’une tournage télé avec son équipe coutumière), j’ai l’impression de faire une sorte de performance et la caméra sur son trépied avec moi derrière est proposée un peu comme une installation dans l’espace public. De ce point de vue, je mets en scène ce qui est autour et derrière l’image, y compris moi-même comme personnage indifférent. Entre autres, ce dispositif favorise que des gens s’adressent à moi. Il s’agit également de tourner assez longtemps pour devenir une présence implicite dans cet espace (que je fasse partie du lieu) et pour laisser le temps que quelque chose de significatif se produise devant la caméra.
Manipulation numérique des images : Dans le choix du lieu et dans l’établissement du cadre fixe, il y a également un dispositif instrumental d’une autre nature. Ces décisions sont toujours prises en fonction d’une hypothèse quant aux possibilités de démembrement du plan, de coupure de la surface de l’image en plusieurs segments distincts de sorte à isoler les événements et à les recomposer dans une durée condensée. La fixité du cadre est essentielle pour rendre le remembrement possible. J’ai décrit ce travail comme une action centripète visant à augmenter la densité de la matière. Ces opérations ne visent jamais à transformer les images issues du tournage réel en purs motifs formels abstraits ou dynamiques qui auraient perdu ainsi leur lien photographique avec les événements réels. Il s’agit d’une réorganisation chorégraphique densifiée de fragments de réalité qui sont traités comme tels. Je reconnais ici ce que Bazin écrit en parlant de Fellini : accomplir le réalisme «en le dépassant dans une réorganisation poétique du monde».
Les interventions animées : autant je vois les manipulations numériques sur les tournages réels comme une action centripète sur ces images, autant je vois l’ajout d’insertions animées comme une action centrifuge vivant à faire éclater l’énergie potentielle enfermée dans ces images compactées par la première phase de retravail. Ces interventions vibrantes ont comme objectif d’attirer le regard sur certaines parties de l’image, de créer des liens entre différents segments de l’image et, finalement, de contribuer à la modulation chorégraphique du flux filmique. De ce point de vue, les interventions animées et les manipulations numériques n’agissent pas indépendamment l’une de l’autre, elles se rejoignent dans l’objectif d’altération et de modulation du flux filmique. Ici encore, je crois pouvoir affirmer que ces interventions n’altèrent pas la nature des «fragments de réalité». Elle les replace et les réorganise dans un ensemble poétique plus vaste. En ce qui concerne la nature de l’animation, elle est totalement aiguillée vers la notion d’une puissance de l’animation, puissance de toucher au cinéma pour reprendre l’expression d’André Martin dans un sens plus circonscrit. Pour cette raison, il en va aussi d’une approche minimaliste, c’est-à-dire d’utiliser le minimum d’animation pour affecter globalement le déroulement et la portée du matériel de tournage réel de base, le moins d’animation possible pour le maximum de puissance. Ceci entre évidement en contradiction avec les règles du monde de l’animation où, pour désigner un film comme étant «d’animation», un seuil minimum est quantitativement nécessaire (50%?). De ce point de vue, mes films récents ne seraient pas des films d’animation alors que, pour ma part, je soutiens qu’à la limite il suffirait d’un minimum d’interventions animées pour pouvoir désigner un film comme film d’animation, à l’unique condition que cette intervention ait la puissance d’affecter la portée et la valeur de l’ensemble des autres composantes.
Les dessins : Parmi tous les autres éléments qui servent à constituer ces films composites (photographies, tournages d’archive pris sur internet, et tous les autres éléments, sonores, musicaux et textuels, que je n’ai pas considérés ici mais qui s’inscrivent dans la même logique), je singularise les dessins insérés dans les montages depuis John Cage – Halberstadt (2013) et dans tous les projets qui ont suivi : Berlin –Le passage du temps (2014), Cycling Utrecht (2015), Le Film de Bazin (2017) et La Statue de Robert E. Lee à Charlottesville (2018). J’ai choisi de commenter cet élément parce qu’il est apparu de façon moins réfléchie que les images réelles, par exemple, par une sorte de nécessité inexpliquée. Son apparition répond assez bien à un autre commentaire de Bazin au sujet du développement scénaristique dans le néo-réalisme : «Ce qui compte, c’est le mouvement créateur, la genèse très particulière des situations. La nécessité du récit est plus biologique que dramatique. Il bourgeonne et pousse avec la vraisemblance et la liberté de la vie.» Il s’imposait de mettre cette dimension en jeu à ce point-ci pour briser le cours d’un exposé peut-être un peu trop normé et injecter un peu de la fluidité de la pensée ondulante de Bazin. Pour souligner aussi que les éléments de mon style ne surgissent pas par nécessité théorique, mais plutôt qu’ils rendent nécessaire une certaine forme d’élaboration théorique parallèle. Ce qui permet de préciser la nature spécifique du présent exposé dans le cadre de mon processus de création, son ordre de nécessité qui n’est pas celle d’un ensemble de prescriptions que je me sentirais tenu de suivre.
Les raisons de l’introduction de ces dessins très réalistes qui s’ajustent avec précision aux contours des plans de prise de vues réelles, ont d’abord été spécifiques à chaque projet même si c’est rapidement devenu une constante qui, peu à peu, a fait partie de mon style. Dans John Cage / Halberstadt, il s’agissait d’opérer une altération de l’espace qui réponde à l’altération de la durée perceptible dans les déambulations perturbées des visiteurs du lieu (perturbations induites par des interventions d’animation) et de faire saisir concrètement le profond saisissement intérieur provoqué par la musique de Cage jouée à l’extrême ralenti. Dans les cas des installations vidéo Berlin – Le passage du temps et Cycling Utrecht, il s’agissait de créer un réseau de moments d’intensité ponctuels comme façon d’avoir une certaine emprise sur le déroulement insaisissable et imprévisible des boucles de longueurs différente sur les écrans juxtaposés.
Dans Le Film de Bazin, les dessins devaient remplir une fonction spécifique, que je n’ai pas systématiquement respectée, celle de figurer le hiatus temporel entre les photos prises par Bazin en 1958 et les tournages contemporains de 2016. C’est ce dont je suis parti, mais il m’est finalement apparu que le dispositif dramatique devenu commun à tous les opus de Lieux et monuments (animation et tournage réel) nécessitait ce troisième terme qui se place soudainement à l’écart du flux temporel, et qui agisse comme une sorte d’arrêt sur image transfiguré. Portant les marques figées du travail de la main, ce nouvel élément dessiné introduit dans la construction cinématographique un autre niveau de discordance ontologique. La concordance à deux termes entre animation et tournage réel se transforme et, dans cette nouvelle formule, devient triangulation. Ce qui me semblait ouvrir beaucoup plus largement le réseau «des différences de potentiel esthétique». À cet égard, «la tension insoutenable» qui peut en résulter, selon Bazin, me semble pouvoir être comprise à l’aide des notions d’image dialectique (comme le dessin, la «dialectique à l’arrêt») et d’allégorie chez Walter Benjamin. C’est un tout autre monde de pensée que j’introduis ici. Peut-être bien que ces trois personnages, ces trois pensées, Martin, Bazin et Benjamin, ne peuvent se rencontrer que dans ma tête et que de façon utopique. Mais il reste que les trois se sont confrontés à définir l’essence des arts mécaniques et qu’avec ce nouveau venu, qui vient un peu brouiller les cartes, nous ne sortons pas de l’univers dialectique d’une esthétique des discordances, tout au contraire.
Il n’y a pas d’autres conclusions à ceci. C’est simplement là où j’en suis dans mon travail et dans la pensée qui fidèlement l’accompagne. À l’ombre des moulins à vent, le Don Quichotte de ma pratique et le Sancho Panza de ma philosophie vont poursuivre, sur des chemins imprévisibles, leurs combats hasardeux et leur conversation incessante.