Le film de Bazin (entrevue)

Entrevue de Vidéographe avec Pierre Hébert au sujet de «Le film de Bazin». Février 2017.

 

Le projet de Bazin rejoint vos propres préoccupations dans la série Lieux et monuments. Pouvez-vous nous parler de cette rencontre de deux univers ?

C’est mon collaborateur Hervé Joubert-Laurencin qui a porté à mon attention ce scénario de Bazin, qui avait été publié dans les Cahiers du cinéma (no 100) en 1959, année qui a suivi le décès du célèbre critique de cinéma. Il faut préciser que Hervé Joubert-Laurencin est au centre d’un renouveau international des études baziniennes et qu’il est également responsable de l’édition intégrale des écrits de Bazin. J’ai donc pu suivre d’assez près cette réévaluation de l’œuvre d’André Bazin à partir de l’ensemble de ses écrits et pas seulement des quelques textes célèbres qui ont donné lieu à des malentendus tenaces. Le projet de film de Bazin, jamais réalisé étant donné son décès en novembre 1958, était prédestiné à trouver un écho dans ma série «Lieux et monuments». Premièrement, il y avait là un corpus de monuments, les centaines de petites églises de village de la Saintonge. Deuxièmement, ce corpus impliquait un écheveau complexe de scansions temporelles : l’origine lointaine des églises, datant du XIe et du XIIe siècle, l’histoire de leur conservation (ou de leur devenir ruine) dont, en particulier, les différentes vagues de restauration, par exemple, celle néo-gothique du XIXe siècle et celle contemporaine articulée au développement du tourisme de masse, l’histoire de la ferveur religieuse et de la vie paysanne autour de ces églises et, finalement, la biographie même d’André Bazin ainsi que le destin intellectuel de son œuvre d’«écrivain de cinéma». Troisièmement, il y avait cette idée, clairement exprimée dans le scénario de Bazin, de considérer ces églises dans leur actualité, de révéler «leur charme contemporain», dans leur lien avec la vie sociale qui les entoure. Ce sont exactement les trois axes de mon projet «Lieux et monuments». Il y est toujours question de lieux mémoriaux, de la vie quotidienne ordinaire qui les baigne et de la transfiguration de ces lieux, à l’aide d’une méthode particulière de tournage et d’interventions d’animation et de manipulations numériques. Il ne s’agissait pas d’essayer de faire aujourd’hui le film que Bazin aurait fait en son temps. Cela aurait été une entreprise futile et impossible. Les églises et la vie paysanne ont radicalement changé depuis soixante ans. Le projet de Bazin, son texte, ses carnets et ses photos de repérage allaient plutôt servir de marqueur historique et permettre de figurer le «charme contemporain» actuel de ces églises sur fond de vertige temporel. Finalement, j’ai fait mon propre film, mais sans cesser d’avoir en tête le destin brutalement interrompu d’André Bazin.

Quels rôles jouent le dessin et l’animation dans le film ?

 J’ai adopté la même approche que pour les autres films de la série «Lieux et monuments». Il s’agissait d’abord de longs tournages en plan fixe sur trépied devant les églises, à attendre que quelque chose se passe qui puisse servir de point d’ancrage à mes manipulations ultérieures. Ce qui fut particulier pour ces tournages, c’est que nous disposions des photos prises par Bazin en 1958 et qu’elles ont servi de guide. Je faisais des cadrages qui incluaient le cadre des photos de Bazin en essayant de retrouver autant que possible les angles de prises de vues et les focales utilisées. Il y a eu ensuite toute une phase de manipulation numérique des images qui impliquait à la fois la mise en rapport des photographies d’archive et des tournages contemporains ainsi que le démembrement et la recomposition des images documentaires. Dans mon esprit, il s’agit d’un processus centripète de condensation et de densification des images tournées. À l’inverse, avec les interventions d’animation, qui viennent dans un troisième temps, il y a une intention centrifuge visant à faire éclater l’énergie allégorique contenue dans la matière densifiée. Ces opérations transforment considérablement les images réelles, mais il ne s‘agit pas de produire un effet de fantasmagorie comme c’est souvent le cas dans les mélanges d’animation et d’images réelles. Je tiens beaucoup à préserver le caractère concret et documentaire des morceaux d’images sur lesquels j’interviens. Ces procédures sont aux antipodes de l’approche illusionniste des films d’effets spéciaux. Pour les dessins, l’intention initiale était qu’ils servent de troisième terme entre les photos d’archive et les tournages, de sorte à ce qu’ils suggèrent un vacillement temporel entre les deux. De ce point de vue, ce ne sont pas d’abord des dessins d’églises mais des dessins de photographies, ce qui les place en lien direct avec les thèses de Bazin sur l’ontologie de l’image photographique. Le film repose ainsi sur une tension représentative entre les photos de Bazin, les tournages contemporains, les dessins et les reproductions grandeur nature d’art roman dans le parc thématique «l’art roman en Saintonge» de l’aire d’autoroute de Lozay. Il repose aussi sur une construction en spirale qui superpose plusieurs trames flottantes les unes par rapport aux autres, parfois en lien direct, parfois dans un cours relativement indépendant. Il y a ainsi la trame des blocs de commentaires, la trame des segments musicaux, la trame des inscriptions sur images, la trame des séquences strictement documentaires et la trame des segments composites très manipulés. Il y a finalement la trame des animations gravées directement sur pellicule qui évoquent, au sein d’une enveloppe numérique, l’ère du cinéma argentique, et qui figurent, sous forme de simple pellicule vierge rayée, le film inexistant de Bazin. Il en résulte un objet paradoxal tendu entre des extrêmes qui, bien qu’étant d’une grande complexité de construction, propose au spectateur une expérience de lenteur méditative facilement accessible.

L’une des clés du projet de Bazin et du vôtre semble être de rendre compte du «charme contemporain» de ces églises, de les inscrire dans le présent. Pouvez-vous nous parler de la présence de la vie quotidienne dans le film ?

Les hasards du tournage ont fait que j’ai pu capter plusieurs séquences qui mettent en relief la présence de la vie quotidienne autour des églises. Il y a notamment la séquence du mariage à l’église d’Échillais, la cour d’école derrière l’église de Saint-Brice, les vaches devant la lanterne des morts de Fenioux, les touristes autour de l’église de Talmont. Mais autour de ces blocs bien délimités, il y a la série des ouvriers qui entretiennent les églises ou les terrains attenants. Ceci marque une différence avec ce que Bazin avait l’intention de tourner, par exemple le passage des paysans devant l’église au retour des champs. Cela n’existe plus ou presque plus avec le développement de l’agriculture intensive. Ce qui reste aujourd’hui de cette réalité, ce sont surtout des employés qui entretiennent des aménagements paysagers à l’intention des touristes. À cet égard, le tournage de la jardinière de l’aire d’autoroute de Lozay, «l’art roman en Saintonge», qui bèche une platebande devant une réplique grandeur nature de la façade de l’église d’Echebrune est important, à plusieurs niveaux. Premièrement, dans cet ensemble remarquablement aménagé, il faut le dire, il n’y a néanmoins que du faux proposé aux touristes qui s’arrêtent quelques instants en bordure de l’autoroute. Deuxièmement, dans ce cadre intégralement artificiel, il s’agit tout de même d’une activité tout à fait positive, en lien intime avec la nature : aménager un jardin. Troisièmement, cette activité de creuser et de caresser le sol peut être vu comme une allusion à l’archéologie et à l’exploration du passé. C’est ainsi que l’aire de Lozay tient place de monument principal et que sa jardinière, d’abord transposée devant la véritable église d’Echebrune, puis dans la ruine de l’église de l’hospice de Pons, devient un fil conducteur qui traverse tout le film.