Aujourd’hui, où peut-être demain (car j’ai beau penser que c’est terminé, il reste toujours un détail à rajuster), j’ai terminé un nouveau film, Tropismes-2. Il s’agit d’un travail fait à partir de la performance que j’ai présentée avec Andrea Martignoni, à Vienne, en juin dernier. Comme c’est en train de devenir une tradition avec Andrea, ce fut un mélange de travail numérique et de gravure en direct sur pellicule. La performance fut un vif succès, mais je l’ai rapidement oublié. Elle est remontée à la surface cet automne lorsque, à l’invitation d’André Habib, je suis allé faire une présentation pour les étudiants en cinéma de l’université de Montréal. J’ai décidé de montrer un extrait de cette expérience et j’ai été frappé par le caractère très dramatique de ce que j’ai revu avec une certaine distance. La réaction des étudiants a également été éloquente. J’ai donc pensé que ça valait la peine d’essayer d’en faire quelque chose.
J’ai assez naturellement appliqué les procédures que j’avais mises au point lors de la production de Triptyque, il y a trois ans, d’où l’effet de série. Le déploiement des images de la performance sur trois «écrans» juxtaposés, avec le jeu de symétrie que cela permet, s’est avéré là aussi une approche fructueuse. Cela permet de densifier la proposition performative qui, transposée hors des conditions du temps réel, pourrait paraître un peu mince et redondante. J’ai donc utilisé principalement deux segments de la performance de Vienne et, accessoirement, des éléments pris dans des performances de Rome et de Ljubljana qui l’avaient précédé de quelques jours et qui ainsi l’avaient préparé. Ces trois performances ont formé une suite assez cohérente dont la performance de Vienne a été l’aboutissement Il y avait dans le matériel de Vienne des traces de gravure sur pellicule, assez embryonnaires car les segments utilisés venaient du premier quart de la performance et, de toute façon, dans ces performances mixtes, les images gravées sur pellicule ne peuvent que rester assez élémentaires.
Outre l’introduction de ces éléments pris dans des performances antérieures, le travail d’animation complémentaire a consisté à donner, dans l’espace central, des prolongements plus articulés aux éléments gravés sur pellicule. Ce fut un travail par couches successives assez proche dans sa forme de ce que j’ai fait dans Rivière au tonnerre, à ceci près que, dans ce cas-ci, il ne s’agissait pas d’interventions sur une image fixe comme la paroi rocheuse de Rivière au tonnerre. En fait, dans l’esprit de ce que j’avais développé dans le long texte sur Triptyque, les captations d’images animées en direct faisaient office de «prises de vues réelles» dans leur rapport avec les interventions animées faites en atelier. De ce point de vue, ce travail sur les captations de performances aura été une bonne préparation pour le travail à faire sur les images tournées à Tokyo de 2003 à partir desquelles je dois faire le «Lieux et monuments no3». J’ai le sentiment que Triptyque-2 m’a permis de développer une sorte de vocabulaire qui me sera très utile.
Au cours de ce travail, deux notions me sont apparues, celle de densification et celle d’intensification. Elles sont encore à un stade assez sommaire mais je crois qu’elles méritent d’être développées plus avant. «Densification» m’est apparu pour désigner la manipulation de matière préexistante, le plus souvent dans le but de la condenser dans le temps, de la télescoper en superposant des éléments, bref de lui donner plus de poids, plus de valeur. C’est un mouvement centripète et introverti. C’est l’effet que produit par exemple le fait de mettre en présence différente partie d’un matériel (ici de la captation de la performance) sur les trois surfaces du triptyque. «Intensification» avait avoir avec l’effet des interventions animés faites sur les images de bases (que, comme je l’ai noté plus haut, j’assimile à des images de tournage réel). C’est à l’inverse un mouvement centrifuge et extroverti qui pousse l’image densifiée dans le sens d’une expansion énergétique, d’une altération allégorique, qui affecte également le regard du spectateur, le portant à un état d’excitation de plus grande acuité. L’intensification est liée à la vitesse alors que la densification se conjugue avec la lenteur.
La polarité entre ces deux notions permet de rendre compte, d’une part, de l’état de tension particulier qui marque mes films depuis Herqueville, qui fut le premier où ce double travail s’est manifesté, et d’autre part, du fait qu’il m’ait été si difficile, dans tous les cas, de passer de la phase du travail de densification à celle d’intensification. Le travail de densification semblait pouvoir se suffire à lui-même et les interventions d’intensification paraissaient superflues et même nuisible en ce sens qu’elles semblaient risquer de contredire les effets de temporalité lente généré par la densification du matériel. Dans chaque cas, j’étais tenté de laisser le film dans son état densifié et c’était un vrai coup de force que de passer d’une procédure à l’autre. J’ai beaucoup écrit à ce sujet dans les entrées de blog traitant de Herqueville.