Un cinéaste d’animation à la fin du cinéma

Un cinéaste d’animation de la fin du cinéma. par Pierre Hébert (adapté d’une conférence présentée lors des 9ième rencontre sur le cinéma à Faro au Portugal en décembre 2005)

J’arrive à un age où l’on est moins occupé à opérer des ruptures, de nouvelles ruptures, qu’à chercher à comprendre ce qui unifie 40 ans de vie créative au-delà de tous les prétendus changements de cap qui les ont marquées. Je n’en suis plus à rejeter ou à prendre des distances, ni à survaloriser d’ailleurs, telle ou telle portion de mon travail. Je veux pouvoir tout regarder en assumant calmement que c’est bien cela, uniquement cela et rien d’autre, que j’ai fait au cours des années. Et ainsi de laisser surgir les questions qui seules aujourd’hui peuvent me permettre de continuer. Car je suis hanté par l’idée qu’arrêter risquerait d’invalider et de retirer toute valeur artistique à ce qui a précédé.

Il ne s’agit pourtant pas d’un exercice d’introspection visant à trouver l’unité de l’intérieur. L’inscription dans l’histoire, en l’occurrence dans l’histoire du cinéma d’animation et du cinéma en général, est au minimum une dimension aussi importante que tout le système de motivation et de nécessité intérieure. Il en va de l’imbrication et de l’indissociabilité de ces deux vecteurs. À cet égard, quelques points majeurs ressortent d’emblée.

Premièrement, ma carrière de cinéaste d’animation a commencé exactement dans la foulée de l’invention de l’appellation «cinéma d’animation» en tant qu’elle faisait rupture avec la pratique préalable dominante du «dessin animé» ou «animated cartoon» pour employé le terme américain.

Deuxièmement, cette période, qui va du début des années 60 jusqu’à aujourd’hui, aura été, cela est maintenant évident, l’age du progressif effritement du cinéma en tant que forme audiovisuelle hégémonique, ultimement au profit d’un paysage numérique extrêmement diversifié.

Troisièmement, pendant toutes ces années, j’ai été la proie d’une indécision chronique concernant ma situation dans le «cinéma d’animation», déchiré entre ce que je percevais comme une possible spécificité du cinéma d’animation et la conviction de d’abord appartenir au «cinéma» comme globalité. Je comprends aujourd’hui que ceci n’est pas le fait d’un hasard personnel mais que c’est sous la forme de ce questionnement compulsif que j’ai vécu ma vie de «cinéaste d’animation de la fin du cinéma».

Quatrièmement, la présente méditation a lieu au moment où une lente mutation technologique a finalement opéré la définitive clôture historique des catégories «cinéma» et «cinéma d’animation». La question est : Que reste-t-il de tout cela, et de «moi», à l’époque de l’hégémonie du numérique dans laquelle j’ai pourtant bien accepté de m’immerger comme corps étranger, tout comme j’ai été en «cinéma» et en «cinéma d’animation» comme corps étranger. Ces quatre repères définissent le cadre qui, à la fois, me permet de comprendre dans un seul tenant mes quarante années de création et situe la série de considérations qui suivent sur l’état du cinéma et du cinéma d’animation à l’age de la révolution numérique.

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Le cinéma est une invention technique très précisément située dans l’histoire de la technologie du XIX ième siècle. Il est la conséquence ultime de tout un ensemble de bricolages mécaniques, d’inventions techniques et de travaux scientifiques qui ont couvert presque la totalité du siècle. Mais curieusement, on a assez peu tiré les conséquences de cette imbrication du cinéma dans l’histoire de la technologie. La défense et l’illustration du cinéma comme art s’est faite en cherchant à placer les nouvelles pratiques sur le même pied que les arts traditionnels (peinture, musique, danse, etc.) et à leur conférer ainsi un caractère intemporel et virtuellement éternel. La fortune de l’expression «le 7ième art» rend bien compte de cette façon de voir. Pourtant, la conséquence inévitable de l’insertion du cinéma dans le cours de ce qu’on appelle «le progrès technologique» est que le cinéma ne pouvait être qu’un phénomène technique et une forme artistique transitoire.

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Nonobstant les tentatives répétées au cours du siècle dernier d’élaborer une notion supra historique du cinéma comme art et le fait que le cinéma fut sur le plan technique infiniment plus stable que ce dont nous sommes les témoins depuis la généralisation des technologies numériques, il reste que la technique du cinéma n’a cessé de subir des transformations techniques qui, à plusieurs reprises, ont bouleversé les conditions esthétiques de sa pratique. Qu’il suffise de citer l’apparition du «cinéma sonore», le perfectionnement des émulsions, le développement des caméras 16 mm légères et des techniques de son direct synchrone, etc. L’apparition de la télévision et, dans son sillage, de la vidéo, ont, d’une part, profondément transformé les conditions de distribution et de réception du cinéma et, d’autre part, ont créé un nouveau secteur de production audio-visuelle fondé sur cette nouvelle assise technique. Ce nouveau secteur a milité, sous l’appellation de «vidéo», pour se faire reconnaître comme un art distinct du cinéma tout comme il y a eu au sein des zélotes du cinéma de nombreuses interventions polémiques pour défendre la pureté du cinéma par rapport au rôle de plus en plus prédominant de la télévision.

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L’intrusion du numérique dans cette histoire est un cas particulier. En effet, les transformations qu’elle entraîne sont probablement les plus profondes depuis l’invention du cinéma. Le numérique s’est d’abord introduit de façon oblique en altérant de façon ponctuelle certains aspects de la production cinématographique en ayant dans presque tous les cas des conséquences esthétiques importantes. Ainsi en est-il de l’apparition du système Dolby Stereo, de l’automatisation des consoles de mixages et éventuellement de la généralisation du montage sonore numérique, qui ont totalement renouvelé la place du son au cinéma. Même chose pour l’automatisation des bancs-titres et des caméras optiques qui bien que ne consistant que d’ajout de module de contrôle numérique à des appareillages classiques essentiellement mécaniques, a radicalement démultiplié leur puissance. Cette contamination progressive s’est poursuivie depuis les années 70. La véritable explosion est venue au cours des années 90 où, avec la généralisation des images numériques, non seulement toutes les données du cinéma et de la vidéo se sont trouvées bouleversées, mais ces formes ont été débordées dans toutes les directions par l’apparition de zones entièrement nouvelles comme l’Internet et les jeux vidéo.

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L’invention de la photographie au début du XIX ième siècle constitua l’amorce d’une époque où progressivement la pratique de l’art allait devenir de plus en plus dépendante par rapport à l’évolution autonome de la technologie. Je veux dire par cela que, premièrement, les potentialités et les limites de l’activité artistique sont conditionnées par un complexe techno-industriel dont le développement est règlé par, d’une part, des considérations scientifiques et, d’autre part, par des considérations commerciales. Il s’en suit que les nouvelles pratiques artistiques sont inévitablement greffées sur la capacité de production industrielle de ses conditions, sur l’impératif d’une production et d’une reproduction massive d’œuvres destinées au public le plus large, et finalement, sur la mise en marché massive des moyens artistiques à l’intention des consommateurs. Cette nouvelle époque a posé des problèmes spécifiques quant à la pratique et à la définition de l’art dans les nouvelles disciplines émergentes. À mesure que les arts déterminés technologiquement sont devenus dominants, ces questions ont contaminés toutes les pratiques artistiques qu’elles soient ou non contrainte par la technologie.

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Ce qui s’est passé dans le domaine des arts, ce pacte malaisé entre l’art et la technologie, ne faisait que refléter ce qui se passait à l’échelle de l’ensemble des sociétés occidentales et maintenant à l’échelle du monde, à savoir qu’avec le développement de la société industrielle les hommes doivent, de plus en plus et pour une part de plus en plus grande de leurs activités, vivre en interaction, sinon en dépendance, avec des machines. L’apparition de la photographie et du cinéma est solidaire de ce changement de civilisation. Outre la dimension instrumentale de ces dispositifs techniques appliqués à la création artistique, le fait que le corps de l’artiste doive constamment se conjuguer à des machines et à des processus automatiques prend valeur exemplaire par rapport à ce que devient de façon générale la condition de l’humanité. En quelque sorte, la question technologique devient le sujet sous-jacent de toute production artistique. Peut-être est-ce là la contribution la plus profonde des artistes que de donner, d’une position aussi marginale soit-elle, une image épurée et critique de ce nouvel état de la condition humaine. D’où l’extrême importance de la simple petite phrase de Walter Benjamin dans La petite histoire de la photographie : «Et pourtant, ce qui juge en définitive de la photographie, c’est toujours la relation du photographe à sa technique.» (Petite histoire de la photographie, p. 309, in Walter Benjamin, Œuvres II, Folio essais, Gallimard 2000). Par «relation à la technique», il ne s’agit pas ici uniquement de maîtrise des appareillages techniques, mais de la prise en compte, à travers la technique, de «tous les aspects de l’activité humaine» (ibidem, p. 297). La question des relations entre l’art et la technologie est aujourd’hui très à la mode De plus en plus d’universités mettent sur pied des programmes d’étude à cet effet. La question est fondamentale, mais on se limite trop souvent à ne considérer sous cette appellation que les relations avec les technologies numériques, les dites nouvelles technologies, alors qu’à mon avis, il y a lieu de placer ces études dans un cadre historique beaucoup plus vaste où les idées de Walter Benjamin devraient jouer un rôle décisif.

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Au cœur de cet événement, que constitue l’apparition des machines et la généralisation de la production industrielle, se trouve toute la question de la place du corps humain dans l’activité productive. Dans la vie cotidienne de l’homme du commun, cela a signifié une coupure de plus en plus radicale entre l’état antérieur où l’homme était porteur et manieur d’outil et un nouvel état où l’homme devient auxiliaire de machines de plus en plus autonomes et autorégulées. Le contact direct du corps avec les matières naturelles fait place à la médiation par des appareillages qui donnent désormais un caractère abstrait au rapport avec la nature. Les notions mêmes de nature, de savoir et de savoir faire en sont complètement altérées. La pratique de l’art n’échappe pas à ces transformations qui y prennent une portée infiniment plus dramatique. En effet, la totale altération de la place du corps dans le processus de création, tout comme les changements concomitants au niveau de ce que veux dire habileté et virtuosité, au niveau de la nature même des produits de l’art et de leur lien avec les public, constitue une question profonde et décisive. J’ajouterais que ces questions prennent probablement une acuité exemplaire dans le cas du cinéma d’animation.

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L’invention du cinéma et, du même coup, du cinéma d’animation, fut le résultat de la convergence de nombreux vecteurs techniques : la photographie, l’analyse du mouvement, la synthèse du mouvement en phase disjointe dans les divers dispositifs de jeux pré cinéma, la tradition foraine des projections lumineuses dans des salles obscures. Il y a donc eu à travers l’invention de la bande film et du mécanisme d’entraînement intermittent coalescence de plusieurs séries historiques disparates pour former un dispositif qui allait dominer tout le vingtième siècle et devenir le creuset d’une intense production artistique. Même si la production d’un mouvement par une série de dessins, donc l’«animation» selon sa définition restreinte, a précédé le cinéma, c’est l’invention du cinéma qui lui a l’assise technique stable et flexible et le cadre de référence esthétique qui allait permettre la création régulière de véritables films d’animation. Le Théâtre optique d’Émile Raynault fut dans cette histoire un cas limite et ne présenait pas encore les conditions techniques qui allaient permettre l’essort du nouvel art.. Le mécanisme même de la caméra et du projecteur qui fait que chaque image s’immobilise devant la lentille, tout comme la bande de film sur laquelle les images successives sont clairement distinguables, rendait presque inévitable l’émergence du cinéma image par image comme «autre» du cinéma de prise de vues réelles. Un «autre» qui a côté d’un cinéma prétendant restituer la réalité telle quelle, s’instituait comme cinéma de fantasmagorie et comme mémoire permanente en acte du moment de coalescence de l’invention du cinéma. Il perpétue l’ouverture du principe technique du cinéma qui dans le cas du cinéma de prise de vue réelle fut tout de suite relégué au rôle neutre de condition technique. Vu sous cet angle, le cinéma d’animation est une sorte d’inconscient technique du cinéma de prise de vues réelles et en ce sens il est indissolublement lié au conditions techniques du cinéma naissant.

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La nature des rapports entre le «cinéma» et le «cinéma d’animation» est donc une chose plus complexe qu’il n’y paraît à première vue. Ce n’est pas une simple cohabitation de deux genres. Il y a, d’une part, on l’a vu, un rapport d’origine fort, impliquant le cœur technologique du dispositif commun. Il y a également, d’autre part, une opposition entre «effet de réalité» et «effet de fantasmagorie» et une posture essentiellement distincte dans la maîtrise du principe technique, qui autorise à parler d’une esthétique spécifique du cinéma d’animation, irréductible à une esthétique générale du cinéma. Deux postures distinctes sont possibles, me semble-t-il. Selon la logique «critique» du «lien d’origine», on peut faire le forcing de maintenir à tout prix l’imbrication et le flux d’information entre les deux univers esthétiques, de refuser au «cinéma réel» son monopole du réel et de refuser pour l’animation la régression dans la fantasmagorie. Ce fut mon option personnelle et je dois bien admettre que ce fut une option essentiellement et irrémédiablement minoritaire et polémique qui, d’un film à l’autre, ne trouve jamais son point d’équilibre. Un forcing quoi, toujours à recommencer. Selon la logique de l’autonomie esthétique, la logique la plus spontanée et celle qui fut nettement dominante, le cinéma d’animation a pris le parti de la fantasmagorie, et s’est constitué en tant que discipline artistique à toute fin pratique autonome avec ses festivals, ses spécialistes, ses publications, ses historiens, nettement démarqués et isolés par rapport à l’appareil institutionnel et critique du «cinéma réel» qui, à ce niveau, apparaît bien comme la discipline impériale, ce qui a entraîné d’interminables récriminations et un irrésistible réflexe de replis corporatiste. Je ne me suis jamais senti à l’aise dans ce cadre. La posture fantasmagorique a à son crédit un corpus de production considérable et remaùrquable, mais se fonde, à mon avis, sur un dénis d’origine et constitue une forme d’illusion. La posture critique par contre est complètement en porte-à-faux par rapport aux évidences de l’histoire et se nourrit de questionnements plutôt improbables, dont vous avez ici un bel exemple, mais est peut-être mieux préparée à affronter et à appréhender les bouleversements dont nous sommes présentement les témoins et les acteurs. Je dois ajouter qu’aucune des deux postures ne résout la question du lien «cinéma»/«cinéma d’animation». La nature problématique de ce lien fait en quelque sorte partie du fondement même de l’époque du cinéma qui couvre un bon siècle d’histoire et, en cela, est resté irrésoluble. Conséquemment, il est virtuellement impossible de tracer une ligne claire entre les deux partis pris.

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Il y a une spécificité de l’animation qui éclaire la césure entre ces deux postures. Il s’agit de la situation singulière de l’animateur dans son rapport avec la machine cinématographique. Dans le cas du «cinéma réel», la «machine» joue totalement son rôle abstrait et devient pour le cinéaste une boite noire totalement tenue pour acquis et considéré comme un élément neutre sur le plan de la signifiance. Au contraire, en animation, étant donné le maintient de l’ouverture du principe technique fondamental du cinéma, le principe image par image, l’effet «boîte noire» ne se produit pas. L’activité de l’animateur, et conséquemment la valeur de son déploiement corporel, reste scindé entre, d’une part, la persistance de l’état immémorial d’«homme porteur d’outil» qui se manifeste essentiellement dans l’action de dessiner, et, d’autre part, l’émergence de l’état essentiellement nouveau d’«homme auxiliaire d’un procès machinique» qui consiste précisément en l’effet technologique de la transformation de la production manuelle de dessins distincts en des mouvements visibles par projection sur un écran. Il y a donc dans l’animation maintient de l’archaïque dans le moderne sous le mode bien précis de la dissimulation du corps par l’automatisme technique. En cela, l’animation présente une dramatisation exemplaire et éloquente de ce que j’évoquais plus haut c’est-à-dire la totale altération de la place du corps dans le processus de création à l’époque industrielle. Dès lors, un choix s’impose à l’animateur. Ou bien il reconnaîtra ce déchirement et résistera à la dissimulation du corps en en faisant le fondement d’une dramaturgie de la dissimulation, une sorte de pédagogie artistique ou d’exercice dialectique sur la vie moderne dans l’entourage des machines. Ou bien il fera le jeu de l’effacement, réduisant son activité à une habileté instrumentale produisant un mouvement lisse et sans reste comme c’est globalement le cas dans l’animation commerciale mais très souvent aussi dans l’animation d’auteur. On appelle ça «l’art de l’animation» c’est-à-dire qu’on réduit esthétiquement le cinéma d’animation à l’habileté technique dans la reproduction du mouvement et on s’enferme dans un ghetto corporatiste. On reconnaît dans les deux termes de cette alternative les mêmes postures et la même dichotomie exposées plus haut.

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Il y a un angle mort qui est partagé par tous les «arts» sous condition technologique, c’est l’impossible délimitation de ce qui dans l’exercice de ces techniques appartient ou non au domaine de l’art. On dit facilement et couramment : «le cinéma est un art» ou bien «l’art du cinéma d’animation». Pourtant on admettra presque du même souffle que tout ce qui se fait en cinéma ou en cinéma d’animation n’est pas nécessairement de l’art. Pourtant les premières affirmations ne sont pas nécessairement sans fondement. Encore ici, c’est une incidence de la technologie. Il est en effet impossible de réfléchir au ressorts artistiques du cinéma sans prendre en compte les caractéristiques mêmes du dispositif technique, caractéristiques qui marquent tout ce qui peut-être fait avec les outils du cinéma qu’on lui accorde ou non la dignité d’être de l’art. Pareillement, que ce soit en cinéma ou en cinéma d’animation, il est impossible de désengluer totalement la production qui mérite la désignation d’«art» de tout ce qui l’entoure et qui est quantitativement largement majoritaire, donc plus représentatif de ce qu’est le cinéma. À mon avis, ils est plus exact d’affirmer que le cinéma (et le cinéma d’animation) a des potentialités d’art plutôt que de dire que c’est un art. Pour qu’il y ait art, une décision est nécessaire. De ce point de vue, l’expression «l’art de l’animation» qui, dans son usage habituel, englobe toute pratique de l’animation au sens de «créer du mouvement image par image», est profondément trompeuse à cause de son usage ambigu du mot «art» et surtout parce qu’elle ne permet pas du tout d’appréhender les nouvelles réalités auxquelles le cinéma d’animation fait face.

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Après la période formative, pendant la plus grande partie du XXième siècle, les paramètres essentiels du cinéma d’animation sont restés assez stables. En particulier la scansion du 24ième de seconde, mondialement acceptée, est apparu comme une sorte d’horloge universelle et une seconde nature pour les animateurs qui pensaient tous les mouvements selon cette métrique. L’invention de la vidéo a commencé dès les années 60 à brouiller cette universalité. En Amérique du nord (en fait dans toutes les zones NTSC), la scansion a été le 30ième de seconde, en Europe elle a été le 25ième de seconde, ce pour des raisons essentiellement technique, à savoir les différences de cycles du courant alternatif selon les pays et les continents. En Europe, la situation s’est compliquée du fait que pour faciliter les transferts film-vidéo en prévision de diffusions télévisuelles, les caméras et les projecteurs 16mm se sont mis à tourner à 25 images secondes alors que les appareils 35mm gardaient le compte traditionnel. Mais il y a plus. La technologie de la vidéo sous sa forme analogique se prête mal à l’animation : déroulement continu de la bande, chevauchement de l’inscription électronique des champs successifs, invisibilité des images distinctes, résistance à l’enregistrement image par image pour cause de complexités électroniques et mécaniques. Autant la technologie du cinéma était invitante pour le travail image par image, autant la vidéo oppose des résistances. Autant l’animation apparaît comme réfractaire à la vidéo, autant on a vu, dans les productions vidéo les plus extrêmes, dans certains exemples d’art vidéo par exemple, des formes de manipulation d’image totalement coupées de la tradition de l’animation mais qui, au sens le plus général du terme, s’y apparentent en ceci précisément qu’elles se situent également à l’opposé de la simple captation de la réalité mouvante, laissant dominer les procédés de manipulation et de synthèse. Mais la connection entre ce type de vidéo expérimentale et le cinéma d’animation ne s’est jamais vraiment fait.

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Bien que d’une certaine façon, le numérique soit dans la continuité de la vidéo et qu’il conserve, sous forme de «vidéo numérique», certaines de ses caractéristiques techniques, il y a une coupure radicale au niveau du cadre technique général dans lequel l’image vidéo se retrouve, en particulier en ce qui concerne le montage, l’altération et la composition des images. Le numérique devient une plateforme commune où tous les formats de l’image en mouvement peuvent se rencontrer sur un pied d’égalité et dans les mêmes termes, c’est-à-dire sous forme binaire, et à ce titre peuvent tous être soumis aux mêmes procédures de manipulations et de mélanges qui ont pris par rapport aux plateformes technologiques antérieures, une ampleur sans précédent. L’animation, c’est-à-dire le travail image par image, y retrouve un accueil et un cadre plus naturels que dans la vidéo dans la mesure où, avec l’enregistrement numérique, chaque image peut s’y retrouver sous forme de fichiers bien distinct auxquels il est possible d’accéder directement, tout comme c’était le cas pour les images successive sur le film. Ce qui est essentiellement différent, c’est que le travail image par image du mouvement s’y trouve intégré à toute une variété d’autres techniques de traitement des images. Je note particulièrement la possibilité de générer des images de façon totalement numérique sans aucune intervention de la captation optique et, dans certains cas, sans intervention manuelle artisanale, également la possibilité d’automatiser le travail image par image lui-même. La compétence spécifique des animateurs, créer du mouvement image par image, ne disparaît pas pour autant dans ce contexte, au contraire elle trouve constamment de nouveaux champs d’application. Mais la belle dualité originelle dans laquelle elle se trouvait face au cinéma de prise de vues réelles est abolie et elle se trouve plutôt replacée dans une constellation technique totalement nouvelle et beaucoup diversifiée. Il n’y a pas grand chose de commun entre le processus du «cell animation» classique et celui de l’animation numérique 3D, d’autant plus lorsqu’elle est couplée à des procédures de «motion capture».

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La position du «cinéma de prise de vues réelles» s’en trouve également altérée. En effet, l’introduction de la possibilité de retouches, de modifications et d’effet spéciaux indétectables dans les images d’origine photographique a complètement sapé la crédibilité qui en faisait des reflets fidèles de la réalité. Jusqu’à tout récemment, c’est ce qui fondait la prétention du cinéma au réalisme. À cela répond la recherche d’un naturalisme de plus en plus poussé de certains films d’animation 3D (dans la série Final Fantasy par exemple). Il en résulte une interpénétration de plus en plus grande entre ce qui, à l’époque du «cinéma», constituait deux secteurs bien distincts. Maintenant, ces frontières sont brouillées. Ce qui fait que certains commentateurs comme Lev Manovich n’hésitent pas à affirmer que «le cinéma digital est un cas particulier de l’animation qui utilise du tournage de prise de vues réelle comme un de ses nombreux éléments» (The Language of New Media, p. 302, MIT Press, Boston, 2001).

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Alors qu’en est-il aujourd’hui du critère «création du mouvement image par image» pour définir la spécificité d’une discipline qu’on a jusqu’à tout récemment nommé «cinéma d’animation». Je rappelle que ce critère à joué un rôle discriminant pour définir la communauté internationale qui depuis le début des années 60 s’est réuni dans les festival d’animation et qui s’est reconnu comme entité distincte par rapport au cinéma dominant dit «de prise de vue réelle». Il y a donc bien eu une communauté, un corpus d’œuvres et une activité réflexive de commentaire, de critique et d’histoire. Et cela continue d’exister tant bien que mal, survivant sur des bases qui s’effritent à vue d’œil. À mon avis, le cinéma d’animation selon sa définition traditionnelle ne survit que par une sorte d’inertie historique qui ne peut que progressivement perdre son élan. Entendez-moi bien, je ne dis pas que l’«art» de créer du mouvement à partir d’images fixes est en train de disparaître. Au contraire, je l’ai souligné plus haut, il est en expansion et contamine toutes les pratiques de l’image en mouvement. Mais il a perdu son caractère discriminant. Le critère «image par image» a eu un sens tant qu’il était une expression du «cinéma» sous sa forme historique et une contrepartie du cinéma de prise de vue réelle.

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Cette évolution globale qui va du pré-cinéma à aujourd’hui présente des aspects très singuliers qui sont rarement soulignés, en ce sens que précisément sur le plan technique il ne s’agit pas du tout d’une évolution. Le cinéma est d’abord apparu sous la forme d’une convergence d’éléments techniques venus de l’optique, de la mécanique et de la chimie. La vidéo est la résultante d’une lignée technique totalement différente qui va de la télégraphie sans fil et passe par la radio et la télévision. Finalement, le numérique vient essentiellement du progrès des appareils de calcul. Il n’y a donc pas une progressive transformation de l’infrastructure technique des images en mouvement, mais bien plusieurs ruptures radicales causées par l’irruption soudaine de nouvelles lignées techniques totalement hétérogènes par rapport à ce qui précédait. C’est d’ailleurs à l’occasion de la dernière phase de ce parcours à obstacle qu’est apparu l’expression «images en mouvement». On peut comprendre que la multiplicité des pratiques et des supports techniques a rendu nécessaire d’adopter une appellation englobante. Cette appellation (tout comme une autre qui a cours «l’audiovisuel») n’a en soi qu’une valeur descriptive et ne permet pas de comprendre une histoire assez complexe. Y aurait-il donc au-dessus de la succession et de la superposition des diverses lignées technologiques une continuité esthétique qui depuis l’origine du cinéma sauterait d’un type de conditionnement technique à l’autre ?

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Si on regarde tout cela du point de vue d’une poétique générale de l’image en mouvement qui devrait tout autant s’adresser aux images de prise de vues réelles, aux images animées et aux images de synthèse, diverses remarques s’imposent. Premièrement, depuis l’invention du cinéma, la fragmentation en séries d’images distinctes est restée la condition inchangée de la reproduction ou de la production du mouvement, ce quel que soit l’environnement technologique. Deuxièmement, un dispositif technique quelconque est indispensable pour opérer la transformation de ces suites d’images en «mouvements perçus» par des spectateurs. C’est à ce titre que le «cinéma», dans le sens le plus général du terme, est une activité ou un art sous condition technologique. Par «sous condition technologique», je ne désigne pas seulement un mécanisme qui détermine le mode d’effectuation du mouvement, mais aussi toute la constellation scientifique, technique et industrielle qui l’entoure, les formes d’accès au public, les stratégies d’innovation et de mise en marchée des nouveaux produits, les modes de financement etc. Troisièmement, les potentialités artistiques du «cinéma» ne peuvent donc s’exercer que comme accommodement avec ces vastes dispositifs techniques, industriels et commerciaux. Quatrièmement, on sait que ces vastes dispositifs ne sont pas stables, qu’ils changent constamment et même qu’ils peuvent être globalement remplacées par de nouveaux dispositifs. Cinquièmement, une éventuelle poétique générale de l’image en mouvement ne pourra donc ni ignorer les conditionnements techniques spécifiques auxquels elle a été successivement soumise dans l’histoire ni se réduire à l’un quelconque de ces dispositifs. Il importe donc de désenclaver le corpus d’œuvres et de pensée des dispositifs antécédents (le cinéma historique, la vidéo analogique). C’est la condition du sauvetage de tout un patrimoine. Il importe également de ne pas arrimer cette poétique au dernier en date de ces dispositifs, en ce qui nous concerne, le dispositif numérique. Ni nostalgie (tendance cinéphilique à voir le cinéma historique comme une référence absolue), ni table rase (voir le numérique comme l’aboutissement ultime qui abolirait tout ce qui a précédé). Il s’agit de bien saisir l’historicité et le mode de signifier particulier de cet art, que je voudrais bien continuer à nommer «cinéma» pour bien marquer la revendication d’une profondeur historique, et qui, par l’effet d’un conditionnement technique, a la puissance de donner forme et mobilité à l’espace et au temps hors de l’inertie inévitablement liée à la présence réelle.

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Je ne ferai pas ici cette poétique générale de l’image en mouvement. Je ne crois que je la ferai jamais ni même que ça soit faisable car il s’agit nécessairement d’un projet ouvert, par nature infiniment renouvelable. Qu’il me suffise de dire que c’est un rêve qui m’accompagne depuis longtemps et qui me motive dans mes travaux. J’ai débuté en cinéma en 1962 dans le cadre d’une fièvre cinéphilique qui embrasait alors de nombreux pays et qui, pour moi, incluait le cinéma expérimental. C’était à peine quelques années avant l’apparition du Portapack de Sony qui a sonné le point de départ de la production vidéo indépendante, mais je ne me rendais pas compte à ce moment là des profondes implications de ce fait. J’ai naturellement choisi le cinéma d’animation parce que je savais dessiner, parce que j’admirais le travail de Norman McLaren et de Len Lye et parce que j’étais fasciné par les commentaires critiques sur les premières éditions du festival d’Annecy. Je ne savais pas que j’allais longtemps souffrir du fossé entre cinéma d’animation, cinéma expérimental et cinéma de prise de vue réelle, fossé dont je n’avais pas perçu l’ampleur. Mon travail a été une longue bataille contre cette souffrance. Ce qui fait que j’ai toujours plutôt choisi une marginalité aux frontières poreuses plutôt que de porter allégeance à ce que je percevais comme la ghettoisation du cinéma d’animation. Pour cette raison, j’ai obstinément cultivé dans mes films le lien avec les images réelles. J’ai adopté la gravure sur pellicule, d’abord par nécessité économique, puis par choix véritable, parce que précisément cette technique me permettait de tenir une zone extrême, aux limites de l’animation, en situation de contact potentiel avec d’autre disciplines artistiques. Une volonté de rejoindre le public, en dehors de cadres que je jugeais trop standardisé et qui de toute façon ne m’étaient pas accessibles, m’a amené à entreprendre des performances de gravure sur pellicule en direct en collaboration avec des musiciens, des danseurs et des écrivains. Avec le temps, cette pratique est devenue le lieu d’une exploration des rapports entre le corps humain et les machines, entre l’archaïque et le moderne. à une époque qui de plus en plus m’apparaissait comme celle de la fin du «cinéma et du «cinéma d’animation» pris dans leur sens restreint. C’est ainsi comme je l’ai indiqué au début que je vécu ma vie de «cinéaste d’animation de la fin du cinéma».

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Si mes réflexions sont exactes, tous les cinéastes d’animation actuels sont objectivement des «cinéastes d’animation de la fin du cinéma». Mais il ne s’agit pas surtout d’une catégorie descriptive qui se référerait uniquement à une certaine période dans la chronologie des média. J’imagine que pour revendiquer cette étrange désignation, il faut d’abord reconnaître que le moment actuel se définit bien comme «fin du cinéma et du cinéma d’animation» sous leur forme classique, en être conscient et se donner comme projet d’agir sur ce point de la chronologie et de renouer les fils autrement. De ce point de vue, il s’agit moins d’une désignation descriptive que programmatique. Autrement, elle n’a pas beaucoup de sens.