Matériaux pour l’étude de la pensée d’André Martin

par Pierre Hébert

J’ai fait la connaissance d’André Martin en 1966, à Montréal, alors qu’il réalisait ses deux films sur la télévision (La télévision est là ! et Image que me veux-tu ? ) à l’ONF et qu’il était associé à l’élaboration de la Rétrospective internationale du cinéma d’animation que la Cinémathèque canadienne (qui quelques années plus tard allait devenir la Cinémathèque québécoise) préparait dans le cadre de l’Exposition universelle de Montréal en 1968. Je l’ai donc côtoyé à l’ONF où, grâce à Norman McLaren, j’avais été embauché depuis peu. Également, en tant que membre du comité organisateur de la Rétrospective du cinéma d’animation, j’ai pu assister mois après mois à ses exposés et projections commentées sur les pionniers du «animated cartoons» américain. Il a donc fait mon éducation sur toute cette tradition du cinéma d’animation américain que je connaissais mal et qui, a priori, ne m’intéressait pas beaucoup. Je lui en suis encore aujourd’hui reconnaissant.

En 1966, André Martin était déjà devenu extrêmement critique à l’endroit du cours suivi par le cinéma d’animation tel qu’on le voyait alors dans les festivals. C’est imprégné de ses jugements sévères que je me suis rendu pour la première fois au festival d’Annecy en 1967. C’est également à cette époque qu’il embrassait de nouveaux horizons en devenant un commentateur de Marshall MacLuhan dans ses deux documentaires de l’ONF. C’est sous son influence que, dès que j’en ai eu l’occasion, en 1968, j’ai fait des premières tentatives avec les ordinateurs pour mon film Around Perception. Mais, paradoxe instructif aujourd’hui, ce fut également dans la suite des idées dont il avait été le principal promoteur, dès les années 50, au sujet du nouveau cinéma d’animation que je m’étais laissé happer en 1963 par l’ébullition enthousiaste qui portait alors «le cinéma dans le cinéma». J’avais pris connaissance de l’importante distinction entre «dessin animé» et «cinéma d’animation» dans le livre de Robert Benayoun sans savoir à l’époque qu’André Martin et son compère Michel Boschet en avaient été les véritables instigateurs. J’ai récemment constaté que Martin avait signé la préface du livre de Benayoun.

C’est maintenant, après avoir épluché le premier volume des écrits d’André Martin rassemblés par Bernard Clarens (André Martin, écrits sur l’animation-1, Dreamland éditeur, Paris 2000), que je me rends compte à quel point mon destin de cinéaste s’est joué sous l’influence de Martin. Cela est clair tant dans mon adhésion initiale au «Cinéma d’Animation» (avec les majuscules qu’il utilisait obstinément), que dans la prise de distance subséquente et durable par rapport aux cadres organisés de l’animation et que dans mon attachement encore vivace aujourd’hui à certains aspects essentiels de l’œuvre de Norman Mclaren. Au-delà de ces implications personnelles, il apparaît aujourd’hui – et dans une certaine mesure cela ne peut apparaître qu’aujourd’hui – qu’entre 1952 et 1967 quelque chose d’historique s’est produit à la fois dans la pensée d’André Martin et dans le destin de l’idée du Cinéma d’Animation. D’où l’importance de revoir ces textes et de les mettre en rapport. Il est dommage que cette édition des écrits de Martin n’ait pas été intégrale et même que le second tome prévu ne soit jamais paru. Il y a cependant dans le premier des éléments essentiels qui permettent d’arriver à quelques conclusions.

Je vais donc essayer d’analyser ce qui s’est passé entre le texte manifeste de Martin-Boschet, Dessin Animé et Pesanteur (L’Age du Cinéma no 6, mars 1952) et l’entrevue accordée par les deux mêmes à Hubert Arnault (Image et son no 207, juin-juillet 1967). Ces deux textes sont en quelque sorte les bornes extrêmes du drame qui s’est joué alors. . Entre ces deux points, certains autres textes sont des bornes essentielles. Il y a, d’une part, le texte du programme de la Rencontre internationale du cinéma d’animation (1956, au XI Festival de Cannes) et, d’autre part, les textes sur l’œuvre de Norman McLaren dont la longue étude publiée en plusieurs parties dans les Cahiers du Cinéma en 1958. Ces textes permettent de donner substance au profond revirement de position dont font preuve les deux documents de 1952 et 1967.

Ce qui saute d’abord aux yeux lorsqu’on compare Dessin animé et pesanteur et l’entrevue de 1967, c’est l’évaluation complètement inverse de la tradition du «animated cartoon». Le texte de 1952 s’attaque globalement à l’ensemble de la production américaine depuis l’apparition du cinéma sonore, s’en prenant au fait que «pendant ses vingt premières années le Dessin animé a esquivé les voies essentielles et peu commodes qu’avaient montrées les précurseurs et préféré les situations plus sûres et moelleuses», particulièrement la soumission paresseuse d’abord au synchronisme image/musique, puis à la recherche obsessive des gags, «au sadisme plus monotone que séditieux», et enfin à la tentation de l’autodérision facétieuse qu’il nomme «pirandellisme à la noix». «Les films ne supportent pas une seconde vision.» commente-il, «ainsi fini l’effort américain, dernier du nom dans l’agilité frénétique des paresseux qui s’active pour mieux cacher leur profond dégoût de toute entreprise sérieuse.»

Au regard des autres textes de Martin, ces jugements apparaissent extrêmes et particulièrement radicaux.Ils sont également très surprenants sous la plume de ces deux amis et associés (Martin-Boschet) qui, au cours de leurs années de jeunesse, avaient rêvé de visionner tous les «cartoons» en avaient effectivement vu un très grand nombre, prenant des notes pendant les projections, copiant les génériques. Avant le coup de tonnerre du texte de 1952, Martin et son compère Boschet avaient été des inconditionnels du «animated cartoons» américains. Par la suite (comme dans les textes entourant la Rencontre internationale du cinéma d’animation), les propos seront plus mesurés et l’on ne retrouvera plus le procès si intransigeant du texte de 1952. Martin redira inlassablement dans plusieurs textes que le dessin animé (le «animated cartoon») n’est qu’une petite partie du domaine potentiellement beaucoup plus vaste du cinéma d’animation, qu’il en fait partie et qu’il ne serait pas souhaitable qu’il en soit expulsé. Nous verrons plus loin à quelles préoccupations tactiques cette réserve correspondait.

Quant à l’entrevue de 1967, elle est principalement marquée par la déception du fait que le Cinéma d’Animation n’a pas rempli les promesses que Martin et Boschet avaient cru identifier quinze ans auparavant. Ils revoient l’évaluation historique de ce qui s’est passé depuis, nous y revenons plus loin. Quant au «animated cartoon», ils en viennent au constat suivant : «Je crois que l’animation constituait, disons avant les années cinquante-cinq, une imagerie qui s’inventait et dont l’énergie imaginative symbolique et caricaturale était prodigieuse. Cet art-là restera «classique’. ».(…) Comme certains historiens concentrent leur attention sur la guerre de Cent ans, peut-être faut-il se spécialiser dans l’histoire de l’animation «ancienne», de mars 1906 au 10 juin 1949, à 7h30..». C’est ce qu’André Martin s’emploiera à faire quelques années plus tard dans le cadre de La Rétrospective mondiale du cinéma d’animation de Montréal dont, entre autres, résultera un prodigieux arbre généalogique, chronologique et géographique, de l’animation américaine «ancienne».

Qu’est-ce que découvraient, en 1952, Martin et Boschet dans la nouvelle animation pour motiver un procès si sévère de l’animation américaine classique dont peu avant ils étaient des aficionados ? Pour eux, « la grande différence entre les nouvelles voies et leurs devancières est qu’elles n’ont pas le dégoût du risque, qu’elles n’accumulent pas les précautions contre le mouvement et acceptent les dangers de l’animation.» (p.32). S’en référer au «risque» et aux «dangers de l’animation» n’est pas rien. C’est une notion assez surprenante pour un art qui s’exerce habituellement dans la lenteur et dans la sécurité des studios, à l’abri du tourbillon de la vie réelle. La référence aux «précautions contre le mouvement» présente aussi un caractère paradoxal dont il n’est pas sûr non plus qu’il ait jamais été bien compris. À ce que je sache, les notions de «dangers de l’animation» et de «précaution contre le mouvement» n’ont même pas été commentées. L’une et l’autre affirmations impliquent une notion de «mouvement» qui ne se laisse enfermer ni dans des normes de fabrication, ni dans l’exercice du «bon métier», et à laquelle on a accès qu’en acceptant son flot vital sans balises.

Commentant le travail de Grimault et Trnka, ils poursuivent : «Dans l’animation il y a âme. Entre le personnage et l’animateur il n’y a pas seulement l’effort fourni pour lui donner mouvement. Quelque chose reste de la chaleur qui a accompagné l’évolution du personnage ; ligne amoureuse de sa dérive qui rend la nuance d’un clin d’œil…». Donc quelque chose, une valeur portée par la genèse de l’oeuvre, peut passer de l’animateur vers le personnage animé, qui ne se réduit pas à un simple savoir faire technique. La logique du texte nous fait comprendre que c’est là que résident «les voies essentielles et peu commodes qu’avaient montrées les précurseurs» (p.27).La valorisation des précurseurs, particulièrement d’Émile Cohl dont le nom n’est pas cité dans ce texte, allait rapidement prendre une grande importance et deviendra dans les décennies qui suivirent une constante de plus en plus consensuelle du discours idéologique qui a entouré le nouveau cinéma d’animation. En ces années précoces où personne d’autre n’y portait attention, il est clair que la référence aux précurseurs (en gros les praticiens artisanaux du cinéma d’animation des origines jusqu’au moment de l’industrialisation des grands studios dont Disney est l’exemple le plus poussé) prenait chez Martin-Boschet un sens radical qui a été rapidement oublié dans les références rituelles aux pionniers qui ont ensuite été la norme. Autre point radical et profond de ce texte, l’éloge de la discontinuité. Ce n’est que plus tard que Martin découvrira Blinkity Blank de Norman McLaren, qui sera pour lui un véritable chemin de Damas en ce qui a trait à la puissance de la discontinuité en animation. Ici le Ballet mécanique de Fernand Léger est donné en exemple, «qui brutalise les lignes mélodieuses de l’industrie lourde et évoque sans l’atteindre la réelle et dure source encore inconnue de la discontinuité. Autour de cette déesse ignorée, nous retrouvons toujours ceux que la gymnastique parfaite du dessin animé synchrone ne satisfait pas: d’Alexeïeff à Bertold Bartosch ou Georges Dunning. (…) Pour affronter la peine d’une animation sans feintes, les créateurs sont obligés d’élargir leur champ d’action technique et plastique», de refuser «l’extrême pauvreté rythmique des cartoons» et d’engager et d’utiliser «toute l’échelle des mouvements rythmiques et dynamiques qui va des saccades et des accélérations les plus frénétiques aux lourdes images fixes.» (p.33).

En l’occurrence, Le Ballet mécanique de Fernand Léger, qui sert de point de départ au développement sur la discontinuité et l’élargissement du champ dynamique et rythmique, n’est pas un film d’animation mais un film expérimental. En l’occurrence, cela introduit un dernier point fondamental soulevé par ce texte, le rapport entre le cinéma d’animation et le cinéma de prise de vues réelles. «De Mclaren à Vigo, Pabst, Eisenstein et Renoir, des plus volontaires aux plus inconscients des vrais cinéastes, les mêmes problèmes d’animation et d’éveil du mouvement se posent. Il n’y a pas deux cinémas, il n’y a pas d’autres aventures du cinéma.» (p.33) Cette position, affirmée de façon on ne peut plus précise et à laquelle Martin restera fidèle, est concomitante à l’introduction, pour la première fois il semble, de la désignation «cinéma d’animation» : «Et plus que le Dessin animé, l’art immense du FILM D’ANIMATION, et de la PRISE DE VUE IMAGE PAR IMAGE qui sauvent le meilleur du cinéma et dont le CARTOON tel qu’on le connaît n’est qu’une minuscule et étroite application.» (p.28)

Il est remarquable que, contrastant avec le programme de la Rencontre internationale du cinéma d’animation au Festival de Cannes, en 1956, le texte de 1952 ne s’étend pas sur le large éventail des différentes techniques d’animation. Toute l’argumentation de Martin-Boschet porte essentiellement sur la nature intrinsèque de «l’animation», peu importe la technique utilisée. Ainsi, le travail de Paul Grimault, qui n’a utilisé que la technique classique d’animation sur «cellulo», la technique même des «cartoons», est pris avec Trnka comme exemple principal des contours de la nouvelle animation. Ils précisent par ailleurs que «la grande libération, la grande originalité de ces animateurs n’est pas d’avoir réussi à échapper au style américain d’animation, mais beaucoup plus simplement d’avoir (…) engagé et utilisé toute l’échelle des mouvements rythmiques et dynamiques…».

Donc ce qu’essentiellement Martin et Boschet ont découvert en 1952 qui les a arrachés à la fascination de l’animation américaine, c’est, à côté du formalisme et des stéréotypes du «cartoons», une veine de l’animation qui, souterrainement, va des pionniers des deux premières décennies du 20ième siècle, à l’explosion créative de l’après Deuxième guerre mondiale. Elle est pétrie de danger, d’âme, d’un flux vital entre l’animateur et ses personnages, elle embrasse un registre qui va de la fluidité à la discontinuité et à l’immobilité (la non-animation) et elle a la puissance de sauver «le meilleur du cinéma» dont il n’y a pas «d’autre aventure», c’est-à-dire «devenir origine et apparition de vie» (p.37). Le texte de 1952 est donc un appel à croire en la force rédemptrice de cette compréhension de l’animation et à œuvrer à son épanouissement et sa reconnaissance, ce à quoi André Martin, particulièrement, va s’activer au cours des années suivantes, par son activité et par ses écrits.

La déception exprimée en 1967, touche ce point précis, l’abandon de cette idée du «mouvement» dont ils avaient cru diagnostiquer l’émergence en 1952 : «je pense que l’animation aujourd’hui est en décadence, car elle ne parvient plus à dominer les écritures plastiques, les procédés de manipulation. (…) Tout ce mouvement se développe aux dépens ou même franchement contre ce qui était l’animation : le contrôle de mouvements complexes et décisifs, dans plusieurs dimensions. Ces valeurs allaient de la vitesse aux qualités des déformations, des déplacements, des vibrations visuelles. Pour moi, l’animation perd toute sa vie instrumentale et son dynamisme en empruntant à l’affiche, à l’illustration, à la peinture sa force de communication et en entrant dans le volant accéléré de la consommation des styles.» (p.12-13) De là, il n’est plus si étonnant que l’animation classique américaine du passé soit apparue comme le seul corpus historique cohérent qui, du point de vue du «mouvement», mérite attention et étude.

Parallèlement à ce manifeste du «Cinéma d’Animation», André Martin se livrait déjà à une intense activité d’organisateur et de propagandiste, multipliant les journées de cinéma dans de nombreuses villes de France, où les films d’animation occupaient une place prépondérante. Cet effort va culminer dans l’organisation en 1956 de la Rencontre internationale du cinéma d’animation durant le onzième Festival de Cannes. Cet événement fut constitué d’une exposition, d’un programme de projection et d’une rencontre d’animateur venu d’un peu partout dans le monde.

Martin se réjouissait particulièrement que les principaux noms de l’animation internationale se soient retrouvés ensemble. Il souligne particulièrement l’importance de la rencontre entre le tchèque Jiri Trnka et l’Américain Stephen Bosustow, le producteur de UPA (United Production of America où nombre de transfuges des studios Disney s’étaient regroupés pour donner naissance à un nouveau style d’animation). Cela est remarquable car le texte de 1952 n’est pas tendre pour les productions UPA qui «ne méritent d’être distinguées que parce qu’elle diffèrent apparemment de la production américaine. En fait leur lâcheté est identique et leur fausse audace plus répugnante encore. (…) Mais cela se présente avec la froideur essouflée des emprunteurs qui n’ont pas tout bâti eux-mêmes, qui s’économisent de la peine.» Martin se réjouit également de la présence des animateurs soviétiques pour lesquels il ne nourrissait pas non plus une grande estime. Ses propos sur la tradition du cartoon sont également plus modérés que quatre ans auparavant : «Dans le monde entier se lèvent aujourd’hui de nouvelles écoles qui élargissent les attributions du dessin animé, donnent enfin au Cinéma d’Animation toute son ampleur créative. Le cartoon humoristique reprend alors sa place, celle d’un genre appréciable, parmi tant d’autres, et que l’évolution générale ne devrait surtout pas faire disparaître.»

De toute évidence, pour Martin, le temps n’était plus aux manifestes et aux affirmations de principe, mais à l’action et aux alliances tactiques. Il espérait visiblement que, dans le contexte de l’affaiblissement, pour ne pas dire de l’effondrement, tant de la production des «cartoons» que de l’hégémonie de cette forme d’animation, le rassemblement de la communauté internationale autour des phares du Cinéma d’Animation nouvellement nommé favorise l’envol et la reconnaissance publique de la nouvelle animation. Martin comptait sur l’échange direct entre les divers animateurs et sur le partage et la confrontation des œuvres.

Il rédigea la brochure qui fut publiée comme catalogue de l’événement. On retrouve dans ce texte les mêmes idées fondamentales sur l’animation que dans Dessin animé et pesanteur, mais elles sont calibrées de façon fort différente. Le texte de 1952 était profondément critique en son propos et incisif en son ton. Ayant été publié dans l’éphémère revue L’Age du cinéma, animée par Ado Kyrou et proche du surréalisme, le texte est certainement resté relativement confidentiel. Au contraire, la brochure de 1956 était destinée à un très large public du fait du contexte du Festival de Cannes et du tour assez spectaculaire donné à la manifestation (parade avec des chars allégoriques dans les rues de Cannes). L’enjeu n’était pas le même. Aussi, le texte de Martin ne contient aucun accent polémique sinon à l’endroit du cinéma de vues réelles, il est essentiellement apologétique et didactique et il s’adresse à un public ignorant des principes de l’animation et qui est toujours sous la fascination exclusive des «cartoons».

Une telle préoccupation pour le large public n’est pas concession pour André Martin. Naturelle et centrale, elle se situe dans le prolongement direct de sa longue activité d’animateur de ciné-club et d’organisateur d’événement d’éducation cinématographique et s’inspire d’une utopie sociale sans laquelle le cinéma pour lui n’a pas d’intérêt. Martin adopte donc une approche fondée sur le respect de la diversité. L’exposé de l’éventail des multiples façons et techniques pour faire de l’animation, absente du texte de 1952, y occupe une place centrale. À cet égard, ce texte contient le germe de ce qui va constituer, dans les décennies qui vont suivre, l’argumentaire de plus en plus stéréotypé qui servira à la défense et à l’illustration de l’animation, au sein de laquelle il n’y aura pas trace de la vision abrupte et radicale du mouvement et de l’animation qu’on trouve dans Dessin animé et pesanteur.

L’événement de Cannes fut un immense succès célébré par l’ensemble de la critique française. Ses suites furent encore plus importantes. Il fut à l’origine de la création, en 1960, du Festival d’Annecy consacré exclusivement au cinéma d’animation et de la constitution d’une organisation internationale des cinéastes d’animation, l’ASIFA, puis de la création d’autres festivals (le festival de Zagreb par exemples qui pendant longtemps alterna d’une année à l’autre avec le festival d’Annecy). ASIFA et le réseau de festivals qu’elle accréditait officiellement constituèrent pour une trentaine d’année le cadre institutionnel international du cinéma d’animation. La situation aujourd’hui est complètement changée. Avec la chute du mur de Berlin et l’implosion de l’URSS, l’ASIFA a perdu sa fonction essentielle de plaque tournante entre les animateurs de l’Est et de l’Ouest, les festivals d’animation se sont multipliés hors toute régulation et les contours de l’industrie ont complètement changés reléguant de nouveau dans l’isolement les créateurs individuels.

Est-ce ce qu’André Martin avait souhaité ? Difficile à dire. Dans un article postérieur à la rencontre internationale, il mentionne que les cinéastes présents «se sont eux-mêmes rendu compte de l’urgence de l’accélération des informations et des échanges» et il évoque la création d’une «ONU de l’animation» (p. 148). Par contre, dans la brochure de la rencontre internationale, il affirme que «si les Journées internationales du cinéma d’animation séparent arbitrairement le Cinéma d’Animation et le Cinéma de prise de vue directe (…) il ne s’agit pas de former un parti des gens image par image….» (p.75) À tort ou à raison, c’est pourtant ce qui s’est produit, un parti des gens image par image s’est constitué, créant un espace institutionnalisé qui a de plus en plus ressemblé à un ghetto corporatiste au sein duquel la préoccupation primordiale d’André Martin de tenir l’«éminente valeur cinématographique» des films d’animation a été absente. L’expression «Cinéma d’Animation», avec des majuscules comme Martin se plaisait à l’écrire, a perdu peu à peu le sens singulier qu’il lui donnait et qui impliquait un questionnement philosophique adressé l’ensemble du cinéma par le principe même de «l’image par image».

Toujours est-il que six années après la fondation du Festival d’Annecy, il tenait des propos très durs sur ce qui se passait dans les festivals d’animation : «Les festivals d’animation vont devenir des temples solennels du goût et de la nouveauté graphique affectée. Pour le moment ce n’est plus la peine de penser à l’animation, de la chanter, de l’annoncer, de l’attendre.» (p.13) Et nul doute que ça faisait déjà quelque temps qu’il pensait ainsi. Je peux en témoigner pour l’avoir entendu s’exprimer ainsi à Montréal dès 1966. Au moment où il a accepté l’invitation de venir à l’Office national du film du Canada pour réaliser ses deux documentaires sur la télévision, il en était déjà venu à ces conclusions sévères. Il y a dans la revue Cinéma 65, quelques textes décisifs de Martin qui, étrangement, ne se retrouvent pas dans le livre édité pas Bernard Clarens. Il s’y explique longuement au sujet de ce qu’il pense de la situation du cinéma d’animation et de l’importance qu’il accorde désormais à l’étude globale de l’évolution des communications sociales prises dans leur ensemble. C’est donc dire qu’il n’aura fallu que quelques éditions du Festival d’Annecy pour que la désillusion ne s’installe et qu’il ne décide d’élargir radicalement son champ d’intérêt à «toutes les formes de communication (qui) fonctionnent maintenant comme des vases communicants.» (p.16)

Mais n’allons pas trop vite, la pensée d’André Martin sur l’animation n’a pas été interrompue par le projet rassembleur de la rencontre internationale et ne s’est pas diluée dans les lieux communs inoffensifs qui ont largement eu cours par la suite. Le texte de 1952 affirmait très fermement l’appartenance du Cinéma d’Animation au cinéma («Il n’y a pas deux cinémas, il n’y a pas d’autres aventures du cinéma.»). La brochure de 1956, dans sa longue introduction portant sur les rapports entre Cinéma d’Animation et Cinéma de prise de vue réelle, propose de nouveaux et importants développements à cette thèse fondamentale.

Rappelant le moment où les opérateurs ont cessé de tourner manuellement la manivelle en chantant la Marseillaise, il souligne la distinction subtile entre «le moteur de la caméra» et «le moteur du cinéma», c’est à dire «la minime différence qui sépare chacune des images inertes imprimées sur le film» qui «rend compte des forces cinématographiques spécifiques qui échappent au choix de décors, de la mise en scène …» (p.78) Et encore : «Le même principe de construction cinématographique régit le travail des dessinateurs de film et celui des génies de la prise de vue directe. Les surprises dynamiques de Pabst, certaines arabesques de Vigo, de Poudovkine ou d’Eisenstein sont sinon totalement définies, du moins analysées par l’écriture du film image par image.» (p.78) Il est remarquable qu’ici, Martin ne fait pas que proclamer l’appartenance de l’animation au cinéma mais il place le domaine propre de l’animation au fondement même du cinéma.

En cela, il se place en porte-à-faux par rapport la pensée commune des théoriciens du cinéma qui tiennent généralement la césure image par image comme non signifiante. Le plan et non le photogramme est généralement tenu comme l’unité minimale du cinéma. Dans cette perspective, l’image par image devient le salut du cinéma dans son ensemble : «Des ordres de construction nouveaux, répondant aux lois de l’image par image, des styles imprévisibles sont encore possibles qui permettront au cinéma, même de prise vue directe, de prétendre aux plus hautes déterminations lyriques et expressives.» (p.77) La prédominance du plan sur l’image par image implique la primauté de l’enregistrement du réel comme essence du cinéma. Ici aussi Martin se démarque en affirmant pour sa part la primauté du «film» que plus tard il désignera comme «ruban modulateur de toute durée cinématographique» (p.244) qui rend lisible «la fixation analytique du mouvement» (p.77). Pour cela, il prend appui sur l’histoire de l’animation à l’époque du pré-cinéma. «Le Cinéma est né avec une vocation discursive bien plus importante, originale et toujours actuelle, que son aptitude à enregistrer et reproduire automatiquement le mouvement.» (p.83) «Pour son Praxinoscope, Émile Reynaud a déjà tout inventé : L’ART CINÉMATOGRAPHIQUE (qu’illustreront plus tard Émile Cohl, Walt Disney, Paul Grimault) et le FILM, le seul élément dont McLaren ne puisse pas se passer pour faire œuvre cinématographique.» (p. 80) «…l’existence de films sans caméra nous oblige à reconsidérer, à côté du cours normal des valeurs cinématographiques, le vol sans moteur d’un cinéma (…) qui proclame nettement l’importance primordiale du film.» (p.76)

Cette promotion du «film» en tant qu’objet matériel, préexistant (dans le Théâtre optique d’Émile Reynault) et subsistant (dans le cinéma sans caméra de Norman McLaren) à l’invention par les frères Lumière du moulin photographique d’enregistrement direct et automatique des mouvements réels, mène à une affirmation étonnante – étonnante même en tenant compte qu’elle est adjointe à l’exposé de la mise au point progressive, au 19ième siècle, des éléments constituant du cinéma. «L’invention du cinéma déjà inventé ne va plus finir.» (p.80) Ce qui implique littéralement que le cinéma n’a pas fini d’être inventé. Il y a là le noyau d’une théorie de la constante réinvention du Cinéma – de la constante réactualisation de l’invention originelle – par l’IMAGE PAR IMAGE et le Cinéma d’Animation qui nous montre «les plus grandes chances de renouvellement d’un Cinéma considéré comme l’Art de toutes les images possibles.» (p.81)

L’affirmation de la place centrale du «film» se heurte cependant à une difficulté majeure, l’apparition de la télévision et l’invention inévitable du magnétoscope qui se profile à l’horizon. Il vaut la peine de mettre ici la citation au complet : «Des réalisateurs éminents pensent que le cinéma n’était qu’une étape de l’évolution des moyens de reproduction mécaniques et qu’après la photo, le phonographe et le cinéma, se dresse l’inéluctable télévision. Effectivement l’analyse électronique de l’image en permettant l’enregistrement magnétique du mouvement rendra illisible la fixation analytique du mouvement, faisant de la caméra un magnétophone à images et du Cinéma un simple art de prélèvement. Accepter ainsi la mort du cinéma comme un épisode de l’évolution des moyens de reproduction automatique du réel, revient à avouer une terrifiante ignorance de tout ce qui constitue le propre du Cinéma et n’appartient qu’à lui.» (pp.77-78)

Ce passage est d’autant plus surprenant que dix ans plus tard, Martin aura abandonné l’étude et «l’attente» de l’animation pour se consacrer exclusivement à l’examen de l’impact de la télévision et ensuite, après être revenu en France, dans le cadre de l’INA, à cartographier le domaine des «nouvelles images», comme on le disait encore dans les années 90. Ce texte contient néanmoins quelques vérités. Ainsi, il y a effectivement eu, entre le système technique de la télévision (et plus tard, de la vidéo) et l’image par image, une incompatibilité profonde du fait de la difficulté technique d’accès aux images individuelles (l’inscription électromagnétiques des données nécessaires pour reconstruire les images se répartissent sur une bande en déroulement continue et ne sont jamais accessible comme globalité), ce qui est la même chose que l’illisibilité de «la fixation analytique du mouvement» dont parle Martin. Par contre, avec le numérique, les fichiers image redeviendront complètement accessibles et toute opération, même automatisée, sur la continuité cinématographique se fondera sur l’image par image alors que les prétentions au réalisme indiciel de l’art du prélèvement y sembleront sérieusement compromise. J’y reviens plus loin. Bref le cours de l’histoire a été plus complexe que ce qu’il semble à première vue et Martin a probablement raison de penser qu’il peut y avoir une idée du Cinéma qui transcende «l’évolution des moyens reproduction automatique» et que «l’image par image» en est la pierre de touche.

Il est remarquable que dans ces quelques pages (pp.76-77) d’une extraordinaire densité, la technique des «films réalisés sans caméra» qui, à première vue, peut sembler n’être qu’une manière totalement marginale et illégitime par rapport à la pratique courante du cinéma et même de l’animation, soit propulsée au premier rang, au point où «la langue vivante ignorée» du cinéma est amenée à son point le plus aigu. «Loin d’être une simple impasse expérimentale, écrit-il, le cinéma sans caméra demeure une application majeure des principes de l’art cinématographique.» (p.110) Aussi il n’est pas étonnant que Martin marque d’une pierre blanche la présentation au Festival de Cannes de 1955 de Blinkity Blank, film de Norman McLaren gravé directement sur pellicule. André Martin a immédiatement reconnu la radicale nouveauté de l‘«animation INTERMITTENTE» de ce film qui, pour plus de la moitié de sa durée, est constitué d’image noire. Désormais, le commentaire de l’œuvre de Norman McLaren allait constituer le filon principal de ses écrits et le cadre de la poursuite de ses contributions théoriques.

Le point tournant de la profonde méditation sur l’œuvre de McLaren s’est joué au moment du visionnement de Rythmetic qui, après les clignotements discontinus de Blinkity Blank (et des films peints sur pellicule qui l’avaient précédé) a profondément déconcerté Martin par sa fixité inattendue. «Avec Rythmetic, McLaren semble avoir franchi le cap des tempêtes (…) les rythmes contraignants, les sauts d’images, sont alors abandonnés au profit d’un temps long et sans mesure (…) il serait cependant dommage que McLaren se consacre entièrement aux silences rigoureux et aux mouvements surmontés alors que les conquêtes dynamiques du dessin à même la pellicule sont loin d’être terminées.» (p.184) C’est en tentant de comprendre ce court-circuit entre les «éclairs de Blinkity Blank» et «la fixité ésotérique de Rythmetic» (p.259) que Martin va questionner le sens de la variété des approches techniques dans l’œuvre de McLaren et qu’il va élaborer le concept de l’art instrumental auquel il restera attaché jusqu’à la fin de sa vie. C’est dans cet écart également qu’il va donner un contenu à l’obscure remarque de 1952 sur «l’aventure dangereuse de l’animation» (p.32) en soulignant que dans les entreprises de McLaren, «inventeur d’un métier qui exige un courage extraordinaire» (p.233), «il est toujours étonnant de reconnaître (…) une idée des risques et périls de la création artistique…(p.259).

Les nombreux textes de Martin sur l’œuvre de McLaren, en particulier la série de quatre textes publiée en rafale dans les Cahiers du Cinéma à partir de janvier 1955, ont pour but premier de faire mieux connaître l’œuvre multiforme du cinéaste canadien et de défendre les qualités artistiques des films. Mais je veux plutôt m’attarder à la genèse de cette idée d’animation instrumentale qui deviendra la plaque tournante de toute la construction théorique développée par Martin depuis 1952.

L’expression «cinéma instrumental» apparaît pour la première fois sous la plume de Martin à l’occasion du deuxième de la série d’articles consacrés à McLaren, publié en 1955 dans les Cahiers du Cinéma (no 80). L’article porte le titre Mystère d’un cinéma instrumental. Cependant, on y trouve aucun développement spécifique qui permette de lever le mystère sur le sens de l’expression. Dans le troisième article (no 81), il affirme «…ce qui constitue sans doute la plus profonde originalité de l’œuvre de McLaren est la plénitude instrumentale de son expression cinématographique» (p.234), ce à quoi il adjoint un mot de McLaren qu’il ne se lasse pas de citer : «Pour entreprendre un film, j’ai besoin d’être provoqué par un problème technique particulier» Il compare ensuite la solitude de McLaren devant ses films «à celle du savant aux prises avec les éléments matériels rebelles de sa recherche», souligne sa préoccupation pour la méthode : «C’est avec le souci constant de la technique et de l’instrumentation qu’ (…) avec un sérieux scientifique, il assemble des matériaux, enregistre leurs actions, compare un grand nombre d’essais, inventant des styles inédits de composition» (p. 234). Plusieurs éléments de définition sont rassemblés ici autour de la notion «instrumentale» : méthode, technique, instrumentation face à des éléments matériels rebelles.

Le quatrième article (no 82) sous le titre de On a touché au cinéma, précise ces éléments. Après avoir reconnu chez Trnka des «connaissances techniques et instrumentales spécifiques» (p.239) ce à quoi s’ajoutent les exemples convergent de Pojar, Alexeief et Bartosch, il conclut : «ces résultats qui se recoupent prouvent la vocation caractéristique et suffisante des compositions cinématographiques instrumentales de l’animation.» Nourrie de cette tradition qui remonte à Reynaud et Cohl, l’entreprise de McLaren «demeure sans précédent» et «se développe comme s’il n’avait jamais douté un seul instant de cette propriété de l’animation. (…) À côté d’un cinéma de cueillette, de suggestion, existe, escorté de tous nos vœux, un cinéma fondé sur la lutte muette avec des matériaux que l’on ne peut ni bluffer, ni raisonner et qui ne se laissent convaincre que par l’outil. Ce cinéma de technicien ose vraiment, secoue et invente (…) en tirant le maximum d’un principe, d’un procédé ou d’un outillage, (…) entraîné, guidé par les éléments matériels qu’il met en mouvement» mettant en valeur une «autonomie instrumentale …(qui) …concerne très précisément l’esprit des cinéastes doués d’un pouce opposable aux autres doigts et qui sont décidés à s’en servir.» (pp.240-241) L’expression instrumentale implique donc une référence au corps de l’animateur, à l’action manuelle face à l’instrumentation et aux matériaux, ce qui développe une des idées du texte de 1952 concernant ce qui «reste de la chaleur qui a accompagné l’évolution du personnage».

Puis vient ce passage fondamental : «Pour ce cinéma instrumental, il n’est pas question de convaincre et de persuader, mais seulement de compter avec l’absolue bonne foi des matériaux, craie, encre, cellulo, carte noire. C’est dans le travail de ces matériaux que le créateur trouve les contraintes, les dangers, les suggestions qui constituent à la fois l’aliment et l’excitant de son art. La réalisation n’est plus une direction, une politique relevant des techniques de relations, de commandement, de suggestion, d’hypnotisme, mais un véritable acte poétique. (…) L’exploitation créatrice des procédés l’ont amené à définir des styles inédits d’exécution et de composition. En proposant aux cinéastes une infinité de moyens, McLaren multiplie les formes de GENÈSES possibles pour une œuvre d’animation, faisant de cette genèse même, non pas un stade provisoire de l’œuvre, mais un de ses moments les plus pathétiques, dont aucune projection-exécution publique ne peut se considérer déliée.» (p.242)

La leçon instrumentale de McLaren n’est pas que l’affaire du cinéma d’animation, mais «concerne la totalité du cinéma» (p.234). Dans ces pages d’une grande densité théorique, Martin revient sur le thème du rôle de l’image par image dans la renaissance du cinéma : «Car les fonctions de l’image par image et celles de la prise de vues directes ne sont peut-être pas aussi distinctes que le laissent penser les approximations de notre haute époque. La singulière exigence de travail instrumental et de globalité poétique de l’animation pourrait se trouver mêlée aux vœux du cinéma de prise de vues directes dans un état de l’art cinématographique supérieur à celui dont nous nous contentons.» (pp.251-252). À noter, qu’au bout de cet exposé, le travail instrumental et la globalité poétique se trouvent associés au sein de la même exigence.

Cette réflexion est poursuivie sur un mode plus général dans un texte de 1957 (Cinéma 57, no 14) qui sous le titre de Science-Fiction de Très Sérieuses Probabilités a une visée explicitement prospective. Le début du texte oppose, d’une part, l’impasse dans laquelle, selon Martin, végète le cinéma de prise de vues directes et, d’autre part, le «futur théorique inimaginable», les «intuitions cinématographiques invérifiées» et les «forces expressives inappliquées» qui apparaissent autour des principes de l’animation. Ce qui le mène à affirmer que «bien que basés sur un unique système de construction image par image, le cinéma de prise de vue réelle tel qu’on le pratique aujourd’hui et le cinéma d’animation tel qu’il tend à devenir ne peuvent être conciliés.» (p.151). Remarquons qu’il n’est pas question ici d’une incompatibilité fondamentale entre cinéma direct et cinéma d’animation mais d’une inadéquation historique exprimée avec grande subtilité entre un cinéma tel que pratiqué aujourd’hui et un autre tel qu’il tend à devenir, ce qui laisse la porte ouverte pour l’utopie à laquelle Martin tenait, où une promesse d’avenir du cinéma d’animation aurait la puissance de sauver le présent du cinéma direct.

Et cette utopie de l’animation prend précisément appui sur «le courant millénaire de l’expression INSTRUMENTALE et de l’appropriation visuelles des objets (…) un art beaucoup plus calme préoccupé des solutions de la résistance que les matériaux opposent à la réalisation du projet expressif (…) cet art cinématographique total et synthétique de l’Animation…» (p.151) Cette première mention avec des majuscules (comme Martin aimait en mettre lorsqu’il s’agissait de concepts dont il voulait souligner l’importance) de «l’expression INSTRUMENTALE», contient l’élément essentiel de sa définition à savoir une approche où la confrontation avec «la résistance des matériaux» et l’élaboration des solutions techniques ne sont pas des données accessoires mais constituent le coeur de la visée poétique. Martin est resté très cohérent avec cette définition centrale mais sa vision de l’utopie du cinéma va bouger radicalement.

Un corollaire du cinéma instrumental tel que définit plus haut est cette idée de la constante réinvention du cinéma et d’un «Cinéma considéré comme l’Art de toutes les Images possibles» dont McLaren est pour Martin le facteur le plus accompli. Il en va évidemment ici de l’évaluation de la portée de la multiplicité des inventions techniques de McLaren. Il s’agit de quelque chose de bien différent de l’éventail des différentes façons de faire de l’animation, tel que présenté dans la dernière partie de la brochure des Rencontres internationales de Cannes, et qui deviendra bien vite la façon stéréotypée et tétanisée de présenter comme un espace figé le domaine de l’animation. Chez McLaren, la constellation des techniques prend une forme bien différente, tenue par un champ de gravitation et un projet poétique spécifique qui englobent toute l’œuvre dans son champ de force. «L’œuvre de McLaren est bien autre chose qu’un bricolage schizophrénique mené par une technicité galopante (…)que McLaren emprunte, chaque fois, une voie originale, créant s’il le faut un outillage, semblant, pour chaque film, inventer le cinéma.» (p.233)

Dix ans plus tard, dans un texte de 1965, il précise : «On a souvent défini comme un goût ardent des risques de l’expérimentation sa tendance confirmée à inventer presque une nouvelle forme de cinéma pour chacun de ses films. Mais maintenant que nous connaissons bien la chronologie de ses œuvres, que nous pouvons repérer le départ d’une recherche ensuite abandonnée et sa reprise jusqu’à l’achèvement d’un film, parfois plus de dix ans après, il est difficile de considérer la démarche de Mclaren comme une avance aveugle, uniquement meublé par des recherches inquiètes et tâtonnantes. Ayant pris l’image par image comme définition du cinéma la plus générale qui soit, McLaren a déployé calmement son œuvre, presque simultanément (…) vérifiant patiemment toutes les données de cet art instrumental.» (p.257)

Chez Martin, les données de l’expression instrumentale ne peuvent donc pas être identifiées à la simple multiplicité des techniques d’animation qui a tant servi à typifier la nouvelle animation à partir de 1960. Elles correspondent à un rapport plus profond, plus dynamique et plus spécifique avec la technique et les matériaux que ce qui se dégage du simple catalogue des multiples façons de faire de l’animation. Elles se rattachent à un «courant millénaire» (au sujet duquel il n’apporte cependant aucune précision historique) et s’identifient à une singulière genèse non seulement pour le court terme des films particuliers, mais pour le moyen terme d’une œuvre tout entière, embrassant plusieurs dizaines d’années avant de trouver ses points d’arrivée et même pour le long terme d’une utopie de changements sociaux et civilisationnels profonds.

Dans l’entrevue désillusionnée de 1967, les reproches qu’il adresse à l’animation courante concernent certes l’abandon de l’attention au mouvement («le contrôle de mouvements complexes et décisifs, dans plusieurs dimensions…» p.12) au profit des tendances graphiques à la mode, on l’a déjà souligné, mais aussi, et du même souffle, au fait qu’ainsi « l’animation perd toute sa vie instrumentale et son dynamisme» (p.12). Les deux aspects sont solidaires et il est à noter que l’idée d’«expression instrumentale» subsiste encore au cœur de la pensée de Martin même après le constat d’échec des espoirs qu’il avait mis dans le cinéma d’animation. On retrouvera encore cette idée dans un court texte de 1986 sur Norman McLaren qui «explore dans chacun de ses films un emploi particulier du cinéma image par image en déployant les fastes imprévus d’un cinéma instrumental à contre-courant des styles et des succès reconnus.» (p.181).

Dans une analyse des mérites frelatés des animations simplifiées de l’UPA, André Martin affirme que «les valeurs de l’animation se trouvent toutes dans les rapports de singularités du dessin et de celle de l’animation.»(p.46) Je crois qu’on peut, sans risquer trahir sa pensée, élargir le champ d’application de cette remarque et affirmer que les valeurs de l’expression instrumentale sont à chercher dans les rapports de singularités du dessin, de l’animation et de la genèse technique et poétique des films. Cela donnerait tout son sens à cette autre remarque qu’il faisait à propos de Blinkity Blank : «l’animation est un principe de création et non une évidence technique» (p.84) Ceci implique que fondamentalement l’animation est une mise en jeu des évidences techniques du cinéma. C’est sur cela que Martin fondait son utopie cinématographique au sein de laquelle le cinéma d’animation constituait l’élément moteur.

Non seulement l’animation se voyait confié la tâche de sauver le cinéma de prise de vues directes des ornières de la mondanité dans lesquelles, selon Martin, il était tombé, mais de présider à une profonde transformation sociale : «Cette planète débarrassée des minus, des délégations abusives et des attentions feintes, peuplée uniquement d’autonomes socratiques n’est pas pour demain ; mais rien d’autre ne présente d’intérêt. Le cinéma de cet univers utopique est un cinéma de l’être et de l’être seul. Il suppose la pratique et non le spectacle des vertus créatrices et morales. Il est une invitation permanente au dépassement de toutes les facultés naturelles. (…) Et il faudra un jour, dans l’univers sans chef ni amuseur d’aucune sorte, traiter à égalité, donner amour contre amour, science contre science, valeur pour valeur, faire toujours la moitié du chemin. Le cinéma d’animation saura participer à ces communions sans trompe-l’œil.» (p. 153)

«Rien d’autre ne présente d’intérêt» écrit-il. Aussi lorsqu’il est devenu évident pour lui que les cinéastes d’animation plutôt que de relever le défi, tendent «à développer les qualités graphiques, plastiques, ou des formes d’humour paradoxales aux dépens du travail de l’animation» (p.259), il perd intérêt pour ce qui arrive du cinéma d’animation, et considère que ce n’est plus la peine de le chanter, de l’annoncer et de l’attendre.

Mais, il n’en va pas que de la faillite de l’animation. D’autres raisons, plus objectives et certainement plus importantes, expliquent le revirement de Martin. Il s’agit de «cet environnement technique nouveau qui chaque jour s’installe en bousculant et en déplaçant tous nos systèmes de communication et d’imagerie, interdisant notamment au cinéma de retrouver son équilibre d’antan.» (p.255) Il s’agit bien sûr de la télévision, des ordinateurs et de l’explosion générale des communications graphiques qui occuperont Martin pour le reste de sa vie. Ces raisons sont évoquées dans l’entrevue de 1967, mais elle sont déjà présentes, et de façon plus articulée, dans le texte de 1965 sur Norman McLaren, qui fera partie du catalogue de l’exposition de Montréal en 1967. Ce texte est important car outre le fait qu’il contienne tous les éléments de l’entrevue de 1967, il réévalue le rôle de McLaren dans cette histoire (il le sauve en quelque sorte de sa condamnation de l’animation) et reformule son utopie sous une forme nouvelle.

Selon ce qui est défendu dans ce texte, même si les animateurs se sont égarés dans les préoccupations graphiques au dépens de l’animation, il n’en reste pas moins qu’«aujourd’hui Len Lye et McLaren méritent d’être loués comme ceux qui ont «touché au cinéma» en ce que tous deux ont dessiné directement sur la pellicule sans utiliser de caméra, ce qui met fin à «cette fatalité représentative du cinéma de prise de vues réelles» et qui «constitue un scandale, du point de vue des frères Lumière». Il peut ainsi célébrer « la révolution réussie de Len Lye et McLaren». (p.256) Donc quelque chose dans l’animation mérite d’être sauvé. Soulignons que cette révolution s’est faite en touchant à la technique ce qui la place complètement dans la constellation de l’expression instrumentale.

Martin poursuit en commentant uniquement l’œuvre de McLaren qu’il présente comme un geste prophétique qui anticipe la révolution technologique qui s’amorce. «Actuellement, la poussée des technologies nouvelles oriente les préférences et les goûts en nous éloignant calmement de cet ancien régime de l’âge mécanique (…). Mais depuis longtemps déjà, la variété instrumentale des recherches de McLaren (…) nous invite à entrer dans une sphère inconnue de la do-it-yourself création qui prive de sens la spécialisation producteur-consommateur, le couple prestidigitateur-spectateur étonné.» (p.259) Dans un petit texte de 1986, vingt ans plus tard au moment du décès de McLaren il tient toujours la même évaluation: « McLaren (…) nous a directement préparé à ce que devient la production des images animées dans un âge des chaînes innombrables et des films de synthèse. Ses œuvres nous forcent à prendre conscience de toutes les formes à venir et de celles qui les suivront, Il nous parle des cinémas de demain et de l’état toujours transitoire dans lequel se trouvent tous nos grands systèmes de diffusion et de présentation. (…) Pionnier d’un cinéma différent pour chacun de ses films l’œuvre de Norman McLaren fonctionne comme une grille de tous les possibles du cinéma d’animation qu’encourage aujourd’hui le renouvellement des technologies.» (p.181)

La visée utopique de Martin s’incarnait désormais dans le développement des nouvelles technologies et en des termes libertaires pas si éloignés de son utopie sociale initiale. McLaren en était le prophète, non à cause d’une pratique hâtive de ces nouvelles techniques mais par l’effet de l’inlassable ouverture instrumentale de son œuvre et de ce qu’il désigne comme un «cinéma de l’entendement», «plus intéressé par ce qui se passe dans ses mains ou dans l’esprit du spectateur que par ce qui se déroule sur l’écran» (pp.259-260). Martin semble valoriser ce que quelques années plus tard, on désignera comme pratiques interactives et, à cet égard, il n’est pas étonnant qu’il ait été tant intéressé par la pensée de Marshall MacLuhan.

Nous savons maintenant, grâce au témoignage de Pierre Juneau, que Martin a pris connaissance des thèses de MacLuhan dès 1962. Martin avait été invité au Canada, au sein d’une délégation de cinéastes étrangers, par le Festival International du film de Montréal dont Pierre Juneau était un des organisateurs. Les deux hommes se sont pris d’amitié et Pierre Juneau a introduit André Martin à l’œuvre de MacLuhan. Lorsqu’il deviendra le premier président du CRTC en 1967, Juneau fera de Martin le directeur du service de la recherche l’organisme, fonction qu’il occupera pendant sept ans et où il trouva le contexte idéal pour se consacrer totalement à l’étude de la télévision. Il occupera cette fonction jusqu’à ce que Juneau quitte la direction de l’organisme. Il rentrera en France pour continuer ses recherches de «savant fou» au sein de l’INA ou il a concentré ses efforts sur les «nouvelles images» numériques.

Je n’ai pas pu à ce jour consulter les textes d’André Martin qui traitent directement des nouvelles technologies de l’image, à l’époque où il était à l’emploie de L’INA, et l’on ne peut savoir ce qu’il aurait pensé des développements actuels du numérique en général et de l’animation par ordinateur en particulier. Je crains bien qu’il aurait été un peu déçu encore une fois. Je ne vois pas par exemple comment les longs-métrages d’animation 3D ou les jeux d’ordinateur auraient pu s’accorder aux idées d’André Martin. Les visées utopiques qu’André Martin associait à l’animation, au cinéma et même aux nouvelles technologies ne pouvaient qu’être déçues car elles étaient fondées sur une croyance au progrès. Pour reprendre l’expression de Walter Benjamin, en suivant la piste du progrès, il ne pouvait trouver au bout du compte que des champs de ruines.

Pourquoi faut-il accorder de l’importance à la pensée d’André Martin et s’attarder aux nuances de son évolution ? On pourrait penser que s’il a voulu fixer des objectifs si démesurés et si irréalistes au «cinéma d’animation», sa déception ne regarde que lui. Quant au cinéma d’animation, il a fait ce qu’il a pu dans les circonstances. De ce courant extrêmement dynamique apparu dans l’après Deuxième guerre mondiale, et auquel Martin a contribué en tant que critique et organisateur, est né une tradition qui s’est poursuivie jusqu’à aujourd’hui et qui a laissé derrière elle un patrimoine incontestable d’œuvres remarquables. Mais on peut penser aussi que quelque chose d’inouï s’est tout de même passé plus ou moins entre 1950 et 1960, qui a de l’importance pour le moment actuel et qu’une attention minutieuse à la pensée et à l’action d’André Martin peut nous aider à circonscrire et à comprendre.

Il y a deux aspects bien distincts dans les jugements que Martin a formulé entre 1965 et 1967. Il y a, d’une part, un diagnostique porté sur le cours suivi par le cinéma d’animation qui l’éloignait de la tâche qu’il lui aurait bien voulu le voir relever et, d’autre part, un autre diagnostique au sujet des changements inévitables et irréversibles qu’annonçaient les nouvelles technologies naissantes. Il ne fait aucun doute que Martin a été clairvoyant sur ce deuxième aspect et que tout l’univers du cinéma, de l’animation, de l’audiovisuel et des communications sociales a été complètement redéfini et que rien ne subsiste dans les mêmes termes. Sur le premier aspect, la situation est plus complexe. C’est un fait que la nouvelle animation qui a émergé dans les années cinquante du siècle dernier n’a pas réussi à jouer le rôle moteur décisif dont Martin avait rêvé. Elle s’est installée dans un territoire bien structuré par son organisation internationale et son réseau de festivals, qui est cependant resté comme une sorte d’enclave autonome sur la marge du cinéma dominant et qui n’a pas trouvé des voies d’accès significatives vers un public plus large. Avec les années, son rapport de force avec la grande animation industrielle de studio telle que reconstituée dans le nouveau contexte télévisuel a été de plus en plus défavorable. Le pronostique sombre de Martin s’est donc à peu près réalisé bien que cela n’entache pas le fait que de nombreux films remarquables aient été produits au cours de ces années.

Plusieurs circonstances historiques de différents ordres, pas nécessairement reliés entre eux, accompagnent et expliquent l’émergence de la nouvelle animation vers les années cinquante. Un premier vecteur est constitué par la soudaine chute du rythme de production des cartoons américains. On sait que jusqu’au «10 juin 1949, à 7h30» (pour employer l’expression humoristique de Martin), l’animation américaine exerçait une hégémonie internationale tant par la diffusion universelle de ses films que par une influence stylistique incontournable sur tous ceux qui voulaient faire de l’animation. La seule voie semblait être de reproduire un même genre d’animation caricaturale en adoptant le même type d’organisation industrielle. Les rares indépendants étaient totalement isolés, presque sans moyens, et ne seront découverts et célébrés que lorsque la nouvelle animation aura pris son essor et sentira le besoin de se donner des origines et d’écrire son histoire.

La chute de la production des cartoons, que Martin avait documenté dans plusieurs articles, était de toute évidence une conséquence de la popularisation de la télévision qui a rapidement bouleversé le mode de programmation et de fréquentation des salles de cinéma. Face aux images qui venaient directement dans les foyers par les airs, le classique programme complet, incluant le ou les longs-métrages, le «newsreel» et le film d’animation, a soudainement perdu fonction et nécessité. Pour un bon nombre d’années, la production spécifique de films d’animation destinés à la télévision ne prendra pas un essor important. Si mes souvenirs de jeunesse sont bons, dans un premier temps, toute la production de cartoons, y compris celle de l’époque du muet, sera recyclée à la télévision. Il en sera ainsi même chez Disney qui alimentera son heure télévisuelle hebdomadaire avec de nouveau films de prise de vues directes (films animaliers ou films d’aventure, genre Davie Crockett) se contentant d’y programmer son imposant catalogue de films d’animation déjà existants. Ce n’est que plusieurs années plus tard que l’industrie s’est réorganisée pour la production massive pour la télévision. Et cela s’est fait à l’échelle internationale, suivant des lignes complètement nouvelles par rapport à la période précédente. Il y a donc eu pendant au moins une dizaine d’années un replis de la production de «cartoons» et un flottement dans l’organisation du marché mondial des films d’animation. Cet état transitoire de crise de la production industrielle d’animation a créé une sorte de vacuum, un pauvre espace que la nouvelle animation a pu chercher à occuper. C’est un premier facteur.

L’autre facteur est de nature politique. Premièrement, dans la foulée de la Deuxième guerre mondiale, avec la création des démocraties populaires en Europe centrale, un vaste espace s’est soustrait à l’hégémonie cinématographique américaine tant sur le plan du marché que sur le plan de la création. Dans ces divers pays, est apparue une production de films d’animation fortement ancrée dans des traditions culturelles populaires nationales (par exemple le théâtre de marionnettes en Tchécoslovaquie), libre de toute influence des cartoons américains. Cette production, soutenue par l’état et jouissant d’un marché national protégé, a rapidement pris de l’ampleur. On a vu que Jiri Trnka, le père de la nouvelle animation tchèque, fut un point de référence majeur pour André Martin et que, dans l’ensemble, la cohorte des nouveaux animateurs de l’Europe de l’Est constitua une part importante de la coalition internationale du cinéma d’animation que Martin appela de ses vœux. C’est d’ailleurs la force de cette animation qui fit que l’Association internationale du film d’animation (ASIFA) fut, par nécessité, une plateforme plutôt sereine de rencontre et de cohabitation entre les animateurs de l’Est et de l’Ouest, relativement à l’écart des affres de la Guerre froide. Pour un véritable historien, il resterait à examiner ce qui explique que l’éclosion qui a eu lieu dans les nouvelles Démocraties populaires ne pu être observé en URSS où la production d’animation avait depuis longtemps calqué le type d’organisation industrielle et le style de Disney.

Deuxièmement, un phénomène similaire quoique de moindre ampleur, également lié à la Deuxième guerre mondiale, se produisit au Canada où le gouvernement central créa l’Office nationale du film, initialement comme office de propagande pour soutenir l’effort de guerre. Cette institution se constitua complètement à l’écart de la production industrielle (qui n’existait pour ainsi dire pas au Canada à cette époque) et du marché normal de la circulation des films. Totalement financé par l’état, éventuellement (à partir de 1954) maison intégrée et autosuffisante de production, avec ses services de caméras et de sons, son laboratoire, son studio de tournage, ses services de recherche technique, etc., elle développa à l’échelle du Canada et, à un moindre degré, à l’échelle du monde, un réseau non-commercial (les films étaient disponibles gratuitement) de distribution. Tout comme en Europe de l’Est, cela constitua un espace protégé qui rendit possible l’éclosion d’une production d’animation d’un type nouveau. C’est ce qui a permis au projet artistique de Norman McLaren, qui jusque-là était un simple artiste indépendant isolé travaillant presque sans moyen et sans possibilité de diffusion, de prendre l’ampleur, la continuité et l’importance que l’on connaît.

Troisièmement, phénomène plus diffus, aux USA suite à la grève des studios Disney, un bon nombre de jeunes animateurs ont cherché d’autres voies. Cela a entraîné un certain renouvellement du «cartoon» aux antipodes du style bien pensant de Disney (chez Warner par exemple), ainsi que la création des United Production of America (UPA) autour de Stefen Bosustow. Un indépendant de génie comme John Hubley, hautement estimé par Martin, a émergé de cette mouvance. Il faut ajouter à cela une ébullition sociale, culturelle, et artistique beaucoup plus vaste qui a marqué ces décennies pour éclore de façon marquée dans les années 60. Dans l’univers du cinéma, soulignons la Nouvelle vague et tous les nouveaux cinémas nationaux, et la vivacité particulière du cinéma expérimental, particulièrement aux USA avec le cinéma dit «Underground».

Ainsi, la convergence de ces développements politiques, des signes avant-coureurs du climat socioculturel libertaire des années 60 et de l’ébranlement du marché cinématographique sous les coups de la télévision naissante, entraînèrent pour le «cartoon» un reflux de la production et une nécessité de réorganisation majeure, et induirent un espace soudain de liberté où, pour un temps, quelque chose d’inouï pouvait arriver dans l’animation, et est arrivé. C’est précisément ce qu’André Martin a perçu et, à mon avis, correctement caractérisé. Il apparaît avec le recul qu’aucune de ces conditions ne pouvait durer très longtemps. Le reflux de la production industrielle d’animation ne pouvait être que provisoire. Il était sûr que, le temps de monnayer sur le marché télévisuel la production antérieure, une nouvelle industrie de l’animation allait se constituer précisément autour de la télévision, ce qui s’est produit à une échelle beaucoup plus grande que ce qui avait existé auparavant. L’espace politique de l’Europe de l’Est était condamné à éventuellement imploser sous les contrecoups et les contradictions de sa nature totalitaire. Une aventure comme celle de l’ONF au Canada ne pouvait résister aux pressions de l’émergence d’une véritable industrie du cinéma qui lui a ravi les faveurs de l’état. Il est symptomatique qu’en 1985, l’année de la mort de McLaren, pour la première fois des représentants de Téléfilm Canada (l’agence du financement du cinéma du Gouvernement canadien) se rendaient au festival d’Annecy pour faire des affaires avec les producteurs français. Ainsi finissait banalement l’époque où Norman McLaren était le symbole vivant de l’animation canadienne. Je présume que ces émissaires commerciaux ne s’en sont même pas rendu compte. Quant au courant culturel libertaire, il n’a rien pu contre la relance planétaire et globalisante du capitalisme.

Mais lorsque Martin a jeté l’éponge, vers 1965, rien de tout cela n’était encore arrivé, mais il lui a semblé évident que la promesse qu’il avait vu luire serait sans suite. Les coquetteries graphiques des animateurs, qui se désintéressaient de «l’animation» au sens profond et instrumental du terme, l’interdisaient et, de toute façon, ils étaient déjà doublés par la mutation irrémédiable et accélérée des médias. Pour Martin, aveuglé par sa croyance utopique au progrès, ce mouvement du cinéma d’animation n’avait d’intérêt que s’il se développait, gagnait en importance et touchait un large public. Il ne pouvait lui suffire que cela ait brillé brièvement comme un éclair de vérité au sein du cinéma. Ce qui n’est pas rien. « Pour le moment ce n’est plus la peine de penser à l’animation, de la chanter, de l’annoncer, de l’attendre.» (p.13) disait-il lors de l’entrevue de 1967. Dans cette affirmation, il se réfère à l’animation comme quelque chose qu’il avait fallu «annoncer» et «attendre», qui aurait dû se développer, comme s’il s’était agi d’une promesse pour l’avenir alors qu’en réalité l’avenir avait déjà brillé dans le présent, que lui seul avait vu et saisi avec clairvoyance dans toute sa radicalité. Ce qu’il n’a pas compris c’est qu’une telle illumination ne pouvait que se consumer dans l’instant et que là était sa force de vérité. Au-delà de ce point, il n’était possible que d’en témoigner et de s’en servir comme instrument de critique face au cours normal et mondain des choses qui ne pouvait manquer de reprendre son train-train.

On pourrait dire qu’il manquait à Martin une conception benjaminienne de l’histoire, critique de la notion de progrès, qui rend possible de penser de tels courts-circuits du temps historique. Ce qui est apparu dans les conditions singulières de l’après Deuxième guerre mondiale, c’est une résurgence de l’origine du cinéma sous la forme de l’image par image au moment même où se produisaient les premiers soubresauts annonciateurs de la fin du cinéma sous sa forme classique. Ce qui a permis pour la première fois de dire «cinéma d’animation». Dans cet instant, l’animation apparaissait comme quelque chose de plus vaste que «l’animation» telle que dans son existence historique, qui n’était somme toute guère plus qu’un genre particulier. Elle surgissait comme une ouverture sur le registre complet des possibilités stylistiques permises par la machine «à une image près» du cinéma, allant du pur discontinu à la pure fixité, et forçant une recalibration de la prétention photographique à la réalité, élargissement qui ne concernait pas seulement l’animation mais qui, selon le mot très précis de Martin, «touchait au cinéma» lui-même.

Dans ce surgissement, non seulement le «cinéma d’animation-plus-que-lui-même» rejouait-il les données fondamentales de l’invention du cinéma, mais par une sorte de pli de l’histoire, il préfigurait le tour particulier et surprenant qu’allaient prendre la nouvelle configuration technologique dont le premier jalon était posé par l’apparition de la télévision. C’est ce à quoi Martin s’est intéressé à partir de 1965 et qu’il a méticuleusement documenté jusqu’à ce que la maladie l’empêche de le faire. C’est un autre chapitre qu’il sera possible d’entreprendre lorsque les textes et documents pertinents seront disponibles.

©2009 Pierre Hébert