Mamori, mise en exposition du cinéma

Texte écrit pour la revue de cinéma «24 Images», no 146, 2010.

Mamori, le nouveau film de Karl Lemieux produit par l’Office national du film, était vivement attendu par un bon groupe d’amateurs dont je suis, qui suivent avidement depuis plusieurs années le travail de ce talentueux jeune réalisateur hors-normes. La chose un peu inattendue, et qui est spontanément apparue comme une bonne nouvelle, c’est qu’on a pu voir Mamori non pas d’abord dans un programme de courts-métrages au FNC, aux Rendez-vous ou à la Cinémathèque, mais bien dans une salle d’exposition du Musée d’art contemporain de Montréal (MAC).

Ce n’est pas nouveau que des films soient projetés dans les musées. De nombreux musées présentent sur une base régulière des programmations de cinéma et certains, comme le MOMA de New York, fonctionnent comme de véritables cinémathèques. Mais dans ces cas, les films sont proposés dans des auditoriums qui ont tout de la salle de cinéma classique. Cela est louable, mais ce n’est donc pas très différent du cadre habituel de présentation des films. Ce dont on parle ici, à travers l’exemple de Mamori, c’est véritablement de «la mise en exposition» d’œuvres cinématographiques dans l’espace muséal comme tel.

Il faut dire que Karl Lemieux n’est pas un cinéaste conventionnel. Sa courte filmographie contient plusieurs œuvres marquantes (Mouvements de lumière, Western Sunburn, Passage, et finalement Mamori) qui se situent dans une zone indéfinie. Sauf Passage, qui tient plus de la fiction mais dont le flux temporel est tout aussi paradoxal que dans les autres œuvres, ses films impliquent une forme minutieuse d’intervention sur la matière filmique, qu’on peut apparenter au cinéma d’animation, qui parfois en est (au sens de la définition traditionnelle), mais qui, en fait, ne tient aucun compte de cette définition. Il y a toujours l’implication d’un élément direct, d’un déroulement en temps réel. En ce sens, il n’est pas étonnant que les performances de manipulation en direct de pellicules dans une batterie de projecteurs 16mm aient une telle importance dans son travail.

Le parcours de Mamori est en ce sens très intéressant. Il a commencé par une démarche documentaire. Karl Lemieux et le musicien Francisco Lopez se sont rendus au Brésil pour enregistrer sons et images dans la forêt amazonienne, voyage marquant et ardu selon leur témoignage. Le film est constitué de la manipulation de ces matières visuelles et sonores dont il ne reste rien de facilement reconnaissable. Karl a travaillé image par image sous la caméra d’animation, mais sans qu’il n’y ait jamais rien qui s’apparente à de la création de mouvement au sens habituel du terme. Le film se situe d’emblée dans une zone de discontinuités radicales. Celui-ci a ensuite été refilmé et développé à la main dans une baignoire de sorte à attaquer subtilement la matière cinématographique elle-même.

Le résultat se présente comme une série de blocs de longueurs et d’intensités inégales, sans progression évidente. Rien qui ressemble à un récit ou à une construction dramatique, même dans le sens le plus abstrait du terme. Clairement, le film ne va pas d’un point A à un point B. Bien qu’il ne dure que 8 minutes, on a le sentiment d’être plongé sans limite dans une durée indéfinie, dans une intimité infinie avec la matière. Tant au niveau de son sujet que de sa durée, ce film est comme creusé de l’intérieur. Cela en fait une expérience temporelle paradoxale qui engloutit le spectateur dans la durée en l’expulsant hors du temps chronométrique.

Alors comment montrer un tel film ? Normalement, il serait visionné dans le contexte d’un programme de courts métrages, tel qu’on le pratique dans les festivals. Pour des raisons pratiques évidentes, il semble nécessaire de procéder ainsi. Cependant, même en supposant des décisions de programmation avisées, il est clair que la promiscuité avec d’autres films est souvent un obstacle, particulièrement pour ceux qui proposent une expérience temporelle aussi singulière que Mamori. Le fait est qu’un film comme celui de Karl Lemieux, pour préserver son intégrité et sa spécificité, doit pouvoir être vu, et revu, isolément.

Le mot clef ici est «mise en exposition». En effet, la projection dans la salle de cinéma est associée a toute une série de comportements assez codifiés dans un type de lieu qui tire son origine du théâtre, où tout est centré sur la présentation d’objets narratifs de longue durée. Ici, rien de conventionnel, chaque détail est précisément pensé et soigneusement mis en place. Dans l’obscurité, le spectateur est debout, dans un véritable face à face avec une image plus grande que lui, dont la base touche le sol. L’effet global est fort éloquent.

Une telle «mise en exposition» crée un contexte plus ouvert. D’abord, le film est placé sur le même plan que toute une série d’autres objets d’art de différents types. Puis, l’expérience du visionnement n’est contaminée par rien d’autre qui lui soit directement juxtaposé. Il y a un suspens de la durée qui fait du film une sorte de monade temporelle qui peut alors rayonner librement de sa propre énergie. Finalement, le spectateur n’est pas lié à un horaire, il peut revoir le film tant qu’il veut et il peut se déplacer dans l’espace, aller et venir à sa guise. Il est seul avec le film, mais tout de même dans un espace public à plusieurs dimensions.

Il s’agit ici d’une forme minimale de «mise en exposition», et en ceci, elle met en relief les aspects fondamentaux de l’expérience du regardeur. Elle est également exemplaire parce qu’il s’agit véritablement d’une œuvre de cinéma. Les musées montrent régulièrement de l’art et des installations vidéo. Cela semble naturel car ces pratiques sont le fait d’artistes reconnus dans le champ des arts plastiques et elles se présentent comme étant autre chose que du cinéma (ce qui aujourd’hui doit peut-être être mis en doute).

En effet, il y a également une dimension historique à considérer. C’est ce que font ressortir, à beaucoup plus grande échelle, d’autres projets de «mise en exposition» du cinéma. Je pense, d’une part, à l’exposition Le mouvement des images du conservateur Philippe-Alain Michaud, au Centre Pompidou, en 2007, et d’autre part à la façon dont William Kentridge a décidé de montrer ses films.

Le but de l’exposition Le mouvement des images était de mettre en valeur la collection du Musée National d’Art Moderne en confrontant des œuvres plastiques et des films expérimentaux de toutes les époques. Les œuvres plastiques étaient certes transfigurées par cette mise en situation, mais pour leur part, ces films ont été mis en exposition comme jamais ils ne l’avaient été et, de ce fait, ont été placés sous les yeux d’un très vaste public. Dans le cas de cette immense exposition, il y avait certes un projet de présentation globale et de mise en relation potentielle de chaque composante avec toutes les autres, mais néanmoins chaque élément, cinématographique ou pictural, gardait son caractère de monade, avec sa durée et son espace propres. Le public également conservait sa liberté temporelle et spatiale.

Le texte de présentation de l’expo est très clair quant à la portée historique qu’on voulait donner à l’entreprise : «Aujourd’hui, alors que le cinéma, porté par la révolution numérique, migre des salles de cinéma vers les espaces d’exposition, il devient possible, sinon nécessaire, de reconsidérer son histoire d’un point de vue élargi (et de renouer ainsi avec sa préhistoire), dans ses interactions et ses prolongements avec l’ensemble des arts visuels et plastiques – c’est-à-dire de repenser le cinéma du point de vue de l’histoire de l’art et dans le cadre d’une histoire générale des représentations, et non plus simplement du point de vue restreint de l’histoire du cinéma, mais à la croisée du spectacle vivant et des arts plastiques.» p 16 Catalogue de l’exposition, Philippe-Alain Michaud.

Voilà qui permet de bien situer notre deuxième exemple, la pratique singulière de William Kentridge. Ce dernier est à la fois plasticien, cinéaste d’animation et homme de théâtre, et il a fait des salles d’exposition le lieu privilégié de rencontre de ces différentes facettes de son œuvre. Et, faut-il le souligner, sauf exception il résiste à montrer ses films autrement que mis en exposition dans un musée. Cela même si, dans de nombreux cas, il s’agit bien d’objets autonomes qu’on peut désigner comme «films» et que leur addition au cours des années constitue un corpus suffisamment important pour pouvoir véritablement parler d’une œuvre cinématographique. Les mises en exposition de Kentridge sont souvent considérables et complexes, incluant dessins, sculptures, installations et films. On en a eu un exemple éloquent lors de l’exposition présentée au MAC en 2006 et, encore plus, lors de l’exposition 5 Themes, vu au MOMA de San Francisco l’hiver dernier, et qui incluait, avec le projet La flute enchantée, la mise en exposition d’éléments théâtraux.

J’ai toujours eu le sentiment que l’appréhension du cinéma d’animation par Kentridge était apparentée à son intérêt pour les technologies désuètes (vieux appareils de communication, friches industrielles, appareillages de pré cinéma, etc.) et qu’il assume de cette façon la conjoncture historique décrite par Philippe-Alain Michaud, même si on ne trouve pas tellement dans sa pratique de traces ostentatoires de la révolution numérique. C’est clairement un travail d’après l’ébranlement des fondements classiques du cinéma. De ce point de vue, le retrait des voies de diffusion traditionnelles au profit d’une «mise en exposition» est tout à fait cohérent.

Comparé à ces entreprises, le dispositif d’exposition» de Mamori est limité, mais non moins éloquent. Il soulève les mêmes questions tant sur le plan de l’expérience du spectateur que sur le plan historique. Karl Lemieux fait partie de ces cinéastes qui manipulent les éléments du cinéma comme s’il s’agissait des restes archéologiques du cinéma («found footage», développement à la main, récupération de matériel technique périmé, etc.). Il s’agit donc, tout comme chez Kentridge, d’un travail historicisé, fondé sur un sens aigu de la place qu’il occupe dans «l’histoire générale des représentations». Il y a donc une logique ici aussi à ne pas montrer Mamori comme si de rien n’était. Et curieusement, le musée, institution vénérable s’il en est, apparaît comme un endroit approprié. Mais parions qu’au bout du compte, les musées non plus n’en sortiront pas indemnes.