Les sources du film «Le mont Fuji vu d’un train en marche»

Les sources du film Le mont Fuji vu d’un train en marche

 

 

Ce sont les fils de ma vie qui se tressent dans Le mont Fuji vu d’un train en marche et en créent la tessiture. Ce film est la zone de croisement de tous les courants intimes et artistiques qui ont constitué mon expérience.

 

C’est un film de l’époque de la maladie et de la pandémie. C’est factuel. La période de fabrication (animation, traitement numérique, montage image et son) correspond exactement à celle de la pandémie. Et aussi à celle de ma maladie. En effet, en septembre 2019, j’ai été diagnostiqué d’une maladie grave qui entrainait un traitement soutenu d’une durée d’un an à partir de novembre 2019. Avec un système immunitaire affaibli, j’ai dû tout de suite me placer en isolement. Au mois de mars, le confinement pandémique décrété par les autorités s’est refermé sur moi comme une sorte de cocon social. Il y avait en effet quelque chose de rassurant de savoir que tout le monde, le monde entier, était soudainement au diapason. Ce réconfort m’aidait à accepter la réalité d’une maladie chronique, mais n’atténuait pas pour autant le climat de menace instauré par la catastrophe sanitaire, tant sur le plan personnel que sur le plan social. Deux ordres de menaces: premièrement, celle du risque d’effondrement intime dans les conditions d’un confinement prolongé et, deuxièmement, la présence diffuse de perspectives catastrophiques quant au déroulement futur de la pandémie.

 

Face à ces circonstances, il m’est apparu absolument nécessaire de faire un film. C’était une question de survie que de mettre à profit l’espace et le temps vide imposés par la pandémie et la maladie, et aussi de découvrir ce qu’il pouvait advenir de mon art dans ces conditions. Ce travail fut ma planche de salut, c’est ce qui m’a maintenu dans une optique positive. C’était aussi une question de fidélité à toute une vie de création, que de trouver encore de l’importance et de la nécessité à travailler à une œuvre alors que la possibilité même de la montrer semblait compromise. J’ai écrit à ce sujet dans le texte Animation métabolique (dans la revue en ligne Hors champ, mars-avril 2019, texte repris dans mon livre Toucher au cinéma, éditions Somme toute, 2021), où je commente la simple importance qu’une œuvre soit faite et existe, même dans le secret et l’enfermement le plus total. Je pensais dans ce texte à la pratique de l’art dans le grand âge. Tout à coup, avec la pandémie, sont survenues des conditions qui mettent totalement en relief la force métabolique immanente de l’art et en font un enjeu important de l’époque. Peu importe, je devais faire un film.

 

Il a été naturel alors de revenir aux matériaux rapportés d’une résidence de création de deux mois et demi, fin 2018 – début 2019, au Japon. Ce séjour a compté parmi mes derniers voyages avant que la maladie, puis la pandémie, ne mettent en question la possibilité même de se déplacer. Ce changement de paradigme a constitué un dur sacrifice pour moi qui, depuis une quarantaine d’années, avais voyagé plusieurs fois par année, toutes les années, dans presque toutes les parties du monde. La série Lieux et monuments, dont ce nouveau film fait partie, est née dans la foulée de ce nomadisme. Il s’imposait que je base ce film sur mes impressions du Japon, un pays aux antipodes qui présente sous une surface ultra moderne, une profondeur historique de philosophie, de spiritualité et, globalement, de forme de vie, qui nous est totalement étrangère. J’ai gardé, à l’occasion de mes deux voyages au Japon (2003, puis 2018-2019), un sentiment très fort de cette inquiétante étrangeté. L’impression que des apparences pourtant familières, nées d’un bon siècle de mondialisation, risquent de se fissurer sous votre regard et de s’ouvrir vertigineusement sur un monde mystérieux, forçant à une radicale mise en perspective du regard occidental. C’est un sentiment que j’avais déjà éprouvé fortement à dix-neuf ans, au moment d’entreprendre des études en anthropologie, fasciné par le «relativisme culturel» que cette science imposait et par l’exercice spirituel de «déculturation» qui s’en suivait. Toute ma vie, j’ai été habité par ce sentiment mais, je me rends compte aujourd’hui que la distanciation par rapport à sa propre culture n’est plus très à la mode.

 

Un des buts du dernier voyage au Japon était de suivre une formation en calligraphie japonaise. Je pensais que de me soumettre à la discipline de cet art millénaire pouvait infléchir mon approche de la gravure sur pellicule. En effet, au cœur des deux pratiques, il y a la notion de geste souverain, irréversible, absolu dans son déploiement. Je me suis vite rendu compte que l’acquisition même d’un bas niveau dans la maîtrise de la calligraphie m’était hors de portée. Deux mois étaient à cet égard une durée ridicule, il aurait fallu des années, et un bien meilleur apprentissage de la langue, pour arriver à quelques résultats. Néanmoins, j’ai la conviction que mon effort assidu (deux cours par semaine et des heures de travail tous les matins) a eu sur ma pratique de la gravure sur pellicule des effets réels, même si je n’arrive pas à totalement les circonscrire. Ces exercices m’ont à tout le moins amené à une plus grande conscience et à une plus grande tension dans le geste de graver. C’était l’effet recherché, au moment où je reprenais contact avec la gravure sur pellicule délaissée depuis un bon moment. J’avais la ferme volonté de trouver de nouvelles voies, différentes de celles que j’avais pratiquées auparavant. Cela m’imposait d’entreprendre un projet ambitieux où la gravure sur pellicule allait jouer un rôle prédominant et inhabituel.

 

Il y a plusieurs années, j’avais rencontré à Montréal le chorégraphe Teita Iwabushi. J’avais aimé l’extrême et intense lenteur de ses danses ainsi que la précision de sa gestuelle. Nous nous étions promis de collaborer un jour. Ce voyage en fut l’occasion. J’ai assisté à des répétitions de la pièce qu’il était en train de créer et nous avons fait ensemble quelques ateliers d’improvisation que j’ai tournés. Dans ce contexte d’immersion japonaise, je cherchais des liens entre l’apprentissage de la calligraphie, ma pratique de l’animation et la danse. Ce réseau de liens était amplifié du fait que la danse de Teita se situe dans la tradition du butô, impliquant un certain rapport avec l’expérience extrême du bombardement atomique du Japon, à Nagasaki et à Hiroshima, à la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Je voyais dans cette collaboration un prolongement naturel de l’initiation à la calligraphie, comme faisant partie de la même quête.

 

En décembre 2019, grâce à une collaboration avec l’école d’animation de l’Université des arts de Tokyo, j’ai présenté une version tokyoïte de la performance Scratch de gravure sur pellicule en direct. Ce projet était alors le point focal de mon retour à la gravure sur pellicule. J’étais accompagné par les instruments jouets programmés de Yuichi Matsumoto. Cette performance venait à la suite de plusieurs autres présentées à Montréal et à Paris, qui globalement anticipaient là aussi ce que je cherchais dans le contact avec la calligraphie. Deux projecteurs 16mm font tourner deux boucles désynchronisées, de longueurs différentes. Un tel dispositif se plaçait dans la suite de mon intérêt pour les interférences entre des continuités distinctes comme façon de générer des configurations graphiques plus complexes, «toujours recommencées» telle la mer de Valéry. Il y a également eu tournage de cette performance.

 

Pendant ce dernier séjour au Japon, j’ai effectué de nombreux enregistrements dans les lieux publics. Ceci avait finalement à voir avec la barrière de la langue. Ne pas comprendre la langue japonaise m’a progressivement amené à m’intéresser, au-delà du sens auquel je n’avais pas accès, à la simple charge viscérale, immanente du langage. Peu à peu, le projet a germé de transposer cette charge, ainsi que la pulsion communicative dont elle résulte, en animation gravée sur pellicule (elle-même un point limite du cinéma, proche de l’éclatement). Un film se dessinait, dont un des fils conducteurs était cette situation d’être submergé dans un flot linguistique impénétrable, mais dont on sait qu’il a du sens. Il s’agissait de transmettre l’expérience de la communicabilité à l’état pur, telle qu’elle s’exprime en amont du sens. Tout simplement entendre des humains parler, sans plus. Simplement se dire : ils parlent entre eux.

 

Après deux mois à Tokyo, où j’avais été absorbé par mon programme de résidence, mon épouse et moi avons fait un voyage dans d’autres régions du Japon, au cours duquel j’ai effectué plusieurs tournages de style «Lieux et monuments», notamment à Nagasaki, dans les lieux dédiés à la mémoire du bombardement atomique de 1945, et sur l’île de Yakoshima, dans la forêt primaire classée au Patrimoine mondial de l’UNESCO. Pour ce voyage, nous avons circulé en train, entre autres devant le mont Fuji, où j’ai effectué un tournage qui allait devenir le point nodal du film.

 

J’avais fait mon premier voyage au Japon en 2003, à l’occasion d’une tournée mémorable de performances avec mon collègue musicien-improvisateur Bob Ostertag. C’est à cette occasion que, sous le titre Portrait de Bouddha, à l’université de Chukio à Toyota, est apparu le premier signe de ce qui allait devenir, dix ans plus tard, le projet Lieux et monuments. Durant tous nos déplacements, nous étions constamment accompagnés par l’organisateur de la tournée. Il nous servait d’interprète et nous protégeait de la nuée d’incommunicabilité linguistique qui nous entourait. Vers la fin du séjour, j’ai voulu passer une journée à me débrouiller tout seul à Tokyo. C’est ainsi que je suis allé au temple Senso-ji. Il y avait une fête foraine dans le périmètre du temple, beaucoup d’animation, de spectacles en plein air, de restos, de galeries marchandes, etc. J’avais avec moi ma caméra miniDV et j’ai commencé à tourner ma promenade dans ce lieu, guidé par mon regard. Ce tournage a pris beaucoup de valeur pour moi du fait même qu’il s’était agi de ma seule escapade solitaire dans cet univers qui, au départ, m’apparaissait impénétrable. J’en ai gardé une vive impression. C’est en 2009 que le projet Lieux et monuments a commencé formellement avec le no 1 de la série Praha-Florenc. J’ai alors eu l’idée de faire un épisode no 3 à partir du tournage réalisé à Senso-ji en 2003. Après plusieurs faux départs, le film s’est enlisé et le no 3 de Lieux et monuments est resté vacant pendant dix ans. Lorsque Le mont Fuji vu d’un train en marche a commencé à prendre forme, il a été tout de suite évident qu’il allait inclure le matériel tourné en 2003. Du coup, Lieux et monuments no 3 est devenu le 11e film de la série, d’où sa numérotation : Lieux et monuments 3/11.

 

Cette numérotation n’aurait été qu’une facétie numérologique me permettant de combler le vide de l’insaisissable et obsessif no 3 si, par la suite, je n’avais appris de façon fortuite qu’au Japon l’expression «3/11» désigne la chaîne d’événements catastrophiques (séisme, tsunami, accident nucléaire à Fukushima) qui a frappé le pays en mars 2011. Par le hasard des chiffres, mon projet se trouvait soudainement associé à cette histoire. En mars 2011, j’avais passé de nombreux jours rivé au téléviseur, à suivre avec effroi le déroulement du cataclysme. Cette coïncidence a été le point de départ du film. Elle permettait d’entremêler, le déroulement de la danse, les tournages de Nagasaki, l’évocation de Fukushima et de la menace sismique et volcanique.

 

J’ai une fascination de longue date pour les tremblements de terre et les volcans. À Kagoshima, dans notre chambre d’hôtel du 13e étage, nous avons vécu l’expérience d’un tremblement de terre de niveau 4. Hélas, je n’ai pas eu la présence d’esprit de filmer les stores qui claquaient contre les fenêtres au rythme des balancements de la tour. Le moment fut intense et un peu terrifiant. Mon premier voyage à San Francisco avait eu lieu une semaine après le séisme dévastateur de 1991. À Kagoshima, se dressait devant nous la masse énorme du volcan Sakurajima qui domine la ville de l’autre côté de la baie. C’est un volcan actif, considéré comme dangereux. À bord du ferry, nous avons admiré la silhouette élégante du volcan Kamondake à l’extrémité sud de Kyushu et, de notre ryokan sur l’ile de Yakushima, nous avions sous les yeux, à l’horizon, le volcan fumant de l’ile de Kushino-erabu-shima. Nous nous sommes également rendus au volcan d’Hakone, près de Tokyo, qui est lui aussi un volcan actif. Par le passé, j’ai effectué plusieurs séjours à Catania, au pied de l’Etna, le roi des volcans. À un autre moment, je me suis retrouvé sur les hauteurs de Naples, à méditer devant le Vésuve, aussi en avion au-dessus du Stromboli, en pensant aux films de Rossellini. Au Costa-Rica, faute pouvoir se rendre à l’Arenal, dû à l’état des routes, nous sommes montés dans la brume et la pluie pour atteindre le cratère du mont Poâs qui entre en éruption tous les quarante ans et dont nous avons pu humer, sans voir grand-chose, les émanations sulfureuses. Au crépuscule, sur la terrasse d’un hôtel de Puebla, au Mexique, nous avons admiré les éclats luminescents au sommet du Popocatépetl. Lors d’une sorte de pèlerinage à Cuernavaca, nous avons suivi les traces du roman culte Under the Volcano. J’ai aussi vu, de loin, mais avec émotion, le mont Saint-Helens, dans l’état de Washington aux États-Unis, qui était entré en éruption en 1980. En Martinique, la montagne Pelée et les ruines de Saint-Pierre. Je cours les volcans comme d’autres chassent les tornades. Il se trouve que c’est au Japon que se concentre l’activité sismique la plus dense et la plus intense du monde. C’est là où l’on doit accepter, de la façon la plus prégnante et la plus dérangeante, que la terre a une intense activité souterraine, habituellement invisible, et des orifices qui lui permettent de se projeter violemment vers l’extérieur, rappelant ainsi aux hommes qu’ils ne peuvent pas grand-chose contre ces puissances telluriques. À cet égard, il n’est pas étonnant que le mont Fuji, dans sa prestance, soit le symbole du Japon. Pas étonnant non plus que les onsens, les bains chauds de sources thermales volcaniques, soient l’objet d’une attention presque rituelle, peut-être comme manière de maîtriser le rapport symbolique avec les forces menaçantes du fond de la terre. Dans le même esprit, à Kagoshima, le jardin traditionnel Sengan-en est conçu sur le principe des «paysages empruntés» consistant à intégrer à la conception d’un jardin les paysages sauvages environnants. Dans ce cas, le volcan Sakurajima est omniprésent et, dans sa majesté indomptable, il joue un rôle central dans l’ordonnancement minutieux du jardin. Là aussi, comme façon d’apprivoiser les forces telluriques? Pour moi, de mettre le danger sismique en rapport avec les menaces nucléaires, il n’y avait qu’un pas.

 

Tourner le mont Fuji à partir d’un train correspondait à mon vieux fantasme de faire comme Robert Breer pour son film Fuji (1974). Au début des années soixante, ce cinéaste expérimental américain avait été un de mes héros aux côtés de Norman McLaren, Len Lye, Robert Lapoujade, Stanley Brakhage et Stan Vanderbeek. Et Fuji, en particulier, m’a rétrospectivement semblé être apparenté à l’esprit de Lieux et monuments. En effet, ce film est basé sur un simple tournage du mont Fuji à partir d’un train en marche et en amplifie la portée à l’aide d’une forme radicale d’animation. En 2003, j’avais vu trois fois le mont Fuji au soleil couchant à partir d’un avion, spectacle mémorable. Mais les quelques fois où je suis passé en train, en 2003 et en 2018, le volcan était invisible, enveloppé de nuages. Je ne pouvais pas le filmer. Le 19 janvier 2019, le jour de mes 75 ans, au sortir d’un tunnel, le mont Fuji est apparu, souverain, net sur un fond de ciel bleu, comme un cadeau d’anniversaire. Ma caméra était prête et j’ai pu tourner le mont Fuji à partir d’un train, du moment de son surgissement jusqu’à sa disparition derrière d’autres montagnes. Je me souviens d’avoir tenu la caméra, incrédule, dans un état d’extase face à ce qui se passait.

 

On constate que la matière que j’ai ramenée du Japon pour ce film ne se réduisait pas simplement à un stock d’images, à un catalogue de plans et d’extraits sonores. Sous tous les aspects, il s’agissait aussi de thèmes de vie, d’expériences artistiques et existentielles qui prolongeaient des sillons marquant déjà mon travail et ma vie depuis longtemps. Ils demandaient à être prolongés dans ce projet de film qui, de ce point de vue, n’est pas simplement un film sur le Japon comme tel, mais un point de croisement et de condensation. En ce sens, il répond à une nécessité profonde.

 

Ainsi, ce nouveau film poursuit et transforme l’aventure du projet Lieux et monuments commencé il y a plus de dix ans et dont la lointaine et modeste origine a eu lieu au Japon en 2003. Ce projet s’est d’abord organisé autour d’un protocole de tournage bien précis: installer la caméra dans un lieu public, me tenir bien en vue derrière l’appareil, devant un monument, et filmer en plan fixe la vie quotidienne qui se déroule dans le lieu, assez longtemps pour que quelque chose de significatif se passe, qui questionne le passage du temps, la mémoire, l’oubli. Ces images sont ensuite soumises à un mélange d’interventions numériques et d’ajouts d’animation pour en faire ressortir toutes les possibilités de sens. Ces capsules temporelles devaient être réparties géographiquement, de sorte que l’ensemble crée une image du monde à partir de ces petits blocs autonomes centrés sur des lieux bien délimités. Avec le temps, le projet s’est complexifié. Et je me suis intéressé à la totalité d’une ville (Berlin-Le passage du temps), à une région entière (la Charente maritime pour Le Film de Bazin) et finalement à un pays (le Japon). Le cadre conceptuel de tournage, tout en restant une référence, s’est élargi et les films de la série ont de plus en plus été constitués d’éléments multiples venant de sources très diverses. Il en a résulté des constructions beaucoup plus complexes. Dans Le mont Fuji vu d’un train en marche, seuls les tournages de Nagasaki (au Parc de la paix et au monument du point d’impact de la bombe) ont suivi à la lettre le protocole exposé ci-haut. Mais c’est surtout par son usage d’enregistrements sonores et par la place prédominante qu’occupe l’animation gravée sur pellicule que ce nouveau film se démarque des précédents opus de la série. Il s’agit également du seul cas où la durée totale de l’animation dépasse celle des séquences de prise de vue réelle. Dans les précédents films, c’était le contraire. La présence singulière de la gravure sur pellicule est une question en soi. Il y avait eu dans Le Film de Bazin quelques passages annonciateurs, mais ici c’est l’élément dominant.

 

La gravure sur pellicule a été ma technique de prédilection, par vagues successives, depuis ma découverte, au début des années 60, de l’œuvre de Norman McLaren et de Len Lye. Cela a duré jusqu’au début des années 2000 alors que mes performances d’animation en direct sont passées au numérique, avec comme conséquence non voulue l’abandon de la gravure. Pour de bon, pensais-je. Quinze ans plus tard, c’est le retour du refoulé et la gravure sur pellicule s’est peu à peu repositionnée dans mes performances jusqu’au point où ce retour inattendu m’a forcé à reconsidérer en profondeur sa place dans mon travail. Il s’en est suivi un programme ordonné de restauration de mes capacités techniques et de renouvellement de la perspective esthétique, allant de courts exercices jusqu’au film Mais un oiseau ne chantait pas (2018), en passant par différentes étapes, films, performances et installations vidéo. Mais un oiseau ne chantait pas m’a semblé être l’aboutissement heureux de cet effort. J’avais trouvé une nouvelle forme de discursivité avec cette technique. Pour ce film, l’animation s’est déployée selon un relevé très précis, image par image, de la musique de Malcolm Goldstein. J’avais toujours refusé une telle approche. C’est la musique particulière de Malcolm et son affinité naturelle avec les durées singulièrement texturées de la gravure sur pellicule qui m’ont amené à un tel exercice. J’ai voulu faire le même travail détaillé de synchronisation avec mes enregistrements faits dans des lieux publics au Japon. J’espérais que cela ouvrirait sur un autre mode de relation entre la réalité et l’animation et que la portée documentaire de mon projet prendrait du coup une autre dimension. Mais je me suis heurté à des difficultés inattendues qui ont forcé le retour à certaines pratiques antérieures.

 

Il est en effet apparu beaucoup plus difficile de faire le relevé image par image d’un enregistrement dans un lieu public que d’une pièce de musique, les «événements» sonores y étant fatalement noyés dans des bruits d’ambiance et souvent difficiles à localiser. Ces enregistrements se présentent plutôt comme une espèce de magma modulé, avec quelque chose de statique et de circulaire. Il y a rarement un vecteur dramatique dans les bruits de foule. Je n’étais pas sûr de la pertinence dans ce cas d’un relevé image par image. Cela a ravivé une ligne de recherche qui remonte à mon film Chants et danse du monde inanimé – le métro (1984) – et même aussi loin qu’à OpHop (1965). Dans Le Métro, je m’étais posé le problème de comment animer l’intensité d’un regard immobile. Excluant le simple recours à la fixité d’un plan fixe ou à la vibration étale produite par un court cycle de quelques images, j’avais imaginé une formule qui associait ordre et désordre par une sorte de cycle évolutif: à chaque répétition d’une courte boucle, une nouvelle image était ajoutée en fin de cycle, alors que la plus ancienne était supprimée en début de cycle. La boucle restait de même longueur, mais son contenu d’images dérivait petit à petit. Ce processus pouvait être mis en interférence avec des sous-cycles inscrits dans la boucle initiale, et ainsi générer toute une variété de figures. J’ai rapidement oublié le problème de «l’animation d’un regard» pour me laisser porter par le potentiel rythmique de ces figures. En 2001, ce système de cycles décalés a été le fondement de mon premier logiciel de performance. Cette idée s’est ensuite développée selon les possibilités computationnelles de l’informatique: permutation de l’ordre des images, changement de direction des cycles, ajout de couleurs, mais surtout superposition en plusieurs couches de longueurs différentes avec pour objectif d’utiliser le fil des interférences pour instituer le flux animé. Ce processus a été le principe de mes installations vidéo (2, 3 ou 4 canaux inégaux) qui, par le jeu des décalages, pouvaient avoir jusqu’à un cycle complet de plusieurs centaines d’années avant le retour à l’état initial. Avec l’installation Scratch – polyphonie de clignottements, ce fil de construction formelle a convergé avec le retour de la gravure sur pellicule dans mon travail, plantant le décor pour l’animation de Mais un oiseau ne chantait pas et ensuite de Le mont Fuji vu d’un train en marche.

 

La temporalité particulière de la rumeur des foules et des lieux publics a donc fait remonter à la surface mon vieux problème insoluble d’animer l’intensité d’un regard fixe. Même genre de temporalité insaisissable, lente, non linéaire, paradoxale. Cela m’a amené à aborder la visualisation des atmosphères sonores à partir de segments assez courts d’animation gravée qui servent de modules cycliques de base créant par superposition des flux temporels qui se déroulent selon une lente évolution combinatoire. Cette trame fondamentale est de surcroit altérée par des interventions ultérieures (suppressions d’images, permutation de l’ordre des images, allongement ou réduction des «espaces noirs», ajout d’accents) pour l’ajuster aux événements qui ponctuent le flux sonore. C’est la convergence entre la gravure sur pellicule et la technologie numérique qui a rendu ce travail possible. Mon retour à la gravure sur pellicule a donc été indissociable de sa rencontre avec le numérique. Ironiquement, la mutation technique, qui l’avait d’abord écartée par accident, sert aujourd’hui à consolider son retour et à en augmenter la puissance.

 

Dans OpHop (1966), j’avais procédé d’une façon similaire à partir d’un bloc d’animation de vingt-quatre images, dont j’avais commandé de nombreuses copies en laboratoire. Je les avais ensuite utilisées en permutant l’ordre de sous-groupes inclus dans la boucle initiale. Ce travail de montage en 35mm était évidemment lourd et limité, si on le compare à l’étendue de ce qui est maintenant possible en montage numérique. Cependant, le principe reste le même: déployer et manipuler les possibilités combinatoires de petits ensembles d’images initiales. Ce qui est nouveau avec les outils numériques, outre la complexité et la variété des manipulations possibles, c’est de permettre des constructions polyphoniques aux possibilités presque infinies. C’est là où Bach rejoint la rumeur des foules et avive mon rêve de faire l’art de la fugue du bruit des lieux publics. Il ne s’agit pas de l’interpréter directement en image mais, par un chemin détourné, de créer un mode de temporalité qui se rapproche de cette rumeur, sans se confondre avec elle. Ou encore de créer une métatemporalité commune où les deux éléments, visuel et sonore, de temporalités irrémédiablement hétérogènes, se combinent dans un jeu de croisements et de discordances. Métatemporalité invisible et inaudible pourtant bien incrustée dans la matérialité des images et des sons dont le film est fait.  En l’occurence, c’est mon expérience que la perception du flux des images est organisée par la structure du son qui l’accompagne. Encore plus avec la gravure sur pellicule où l’instabilité des images fait de chaque photogramme un possible point de synchronisme, ce qui lui donne une grande plasticité au contact de la musique. Cette coordination hiérarchique entre l’œil et l’oreille est-elle la conséquence d’une condition neurologique native de l’être humain? Je le croirais. L’oreille domine et règle le rythme de la perception du flux temporel. Par contre, dans une telle construction, la perception des sons est également transformée, le magma du bruit de la foule se différencie. On finit par entendre, par effet d’attraction de l’image, ce qu’on n’aurait pas perçu autrement. Le son se reflète dans l’image et, en devenant «visible», il prend du relief.

 

En ce qui a trait à la danse, je voudrais ajouter que la collaboration avec Teita Iwabushi se situe dans le prolongement d’une longue fréquentation de cet art. C’est un autre filon de toute ma vie qui trouve sa place dans ce film. Premièrement, j’ai réalisé des scénographies animées pour plusieurs pièces de danse : Timber (1986)  de Ginette Laurin; The Technology of Tears (1987) de Rosalind Newman; Braises blanches (1990) et Elles (2002) de Louise Bédard. J’ai aussi fait des ateliers et spectacles d’improvisation avec de nombreux danseurs. Plusieurs films ont émergé de ces spectacles : La lettre d’amour (1988), Variation sur deux photographies de Tina Modotti (2004) et La Technologie des larmes (2005). En outre, la danse a été depuis longtemps au centre de mes réflexions sur la nature de l’animation, sur le rôle du corps en danse et en animation, et sur la différence entre mouvement dansé et mouvement animé. C’était dans l’ordre des choses qu’au Japon, j’aie souhaité une collaboration avec un danseur japonais.

 

Le film est ainsi construit comme un écheveau de fils qui se tressent et qui se déploient du début à la fin, parfois en avant-plan, parfois en arrière-plan. Ils sont tous potentiellement présents, ensemble, à tout moment. Il y a le fil de la danse, je viens de le mentionner, qui débute avec le mime sur la scène foraine de Senso-ji et se poursuit avec la danse de Teita qui devient presque un fil narratif en passant du studio de répétition à Yokohama au Parc de la paix, au lieu du point d’impact de la bombe, et finalement aux sites dévastés de Nagasaki et de Fukushima. Ce fil quasi narratif est une fabrication du film et non une intention de la danse elle-même. Au moment de l’improvisation, elle s’est déroulée en toute liberté. Le thème du train va du tout début à la toute fin et se décline sous différentes formes, le Shinkansen, au début et à la fin, entre les deux l’évocation sonore de toutes sortes d’autres trains et de métros. Le thème du mont Fuji est annoncé par le titre et finalement montré dans le dernier plan du film. Entre les deux, les gravures anciennes de la suite 36 vues du mont Fuji de Hokusai (1833) prennent le relai. Je peux encore en lister d’autres: la chanteuse et la scène foraine du temple Senso-ji, les intrusions de la couleur dans l’animation, les vibrations de l’écran, le cercle zen reproduit en gravure sur pellicule… et à cela s’ajoutent, sur le plan sonore et musical, les cloches et les tambours des temples bouddhistes, le son des compteurs Geiger, les drones électroniques, la musique de piano et vibraphone de John Barrett, les improvisations au violon et à la batterie de Malcolm Goldstein et de John Heward. Le bruit des lieux publics et la rumeur des foules sont presque toujours présents, s’entremêlant alternativement aux autres thèmes.

 

Ce film est donc une composition quasi musicale, basée sur la récurrence des thèmes visuels et sonores, tant sur un plan macroscopique que sur un plan microscopique (par exemple les réseaux d’interférences immergés dans l’animation gravée sur pellicule et la micro-reconstruction de certaines pistes sonores). Il y a donc, d’une part, cette construction formelle et circulaire qui constitue le mouvement fondamental du film et qui induit un état de contemplation. Mais le film est aussi constitué de parties bien définies, centrées sur des lieux concrets et précis. Il y a aussi un mouvement d’ensemble menant à un climax (évocation des catastrophes nucléaires de Nagasaki et de Fukushima), et à la résolution finale (enfin, voir le mont Fuji à partir d’un train en marche) qui renvoie à la question posée en début de film (que dire et que montrer à partir de l’invisibilité du Mt Fuji quand il est perdu dans les nuages?). À ce niveau, il s’agit d’une structure narrative assez classique, même si elle se présente sous une forme abstraite et qu’on n’y trouve pas de récit à proprement dit. Mais elle est modulée et contrebalancée par l’autre flux, contemplatif, qui joue le rôle d’une sorte de basse continue. La construction globale du film est faite des interférences et des attractions entre ces deux instances.

 

Je dis «composition quasi musicale». Tout au long de la fabrication de ce film, j’ai constamment eu en tête l’idée d’un processus inspiré de la composition musicale. Je répète que je ne crois pas, de façon générale, à des correspondances fusionnelles entre la musique et des images qui prétendent en être la contrepartie. Je trouve trompeuse l’expression «musique visuelle», qui jouit d’une certaine popularité dans les cercles de l’animation abstraite. Je considère que la temporalité de la musique (ou de toute construction sonore) est ontologiquement différente de la temporalité des images. Elles ne s’inscrivent pas de la même façon dans le passage du temps et définissent des modes de durée différents. Comment alors concilier ceci avec l’idée d’une «composition quasi musicale»? Je dirais que cette composition est quasi musicale dans la mesure où elle se situe au niveau de la métatemporalité dont je parlais plus tôt. Il s’agit donc de composer les éléments sonores et visuels à la fois en les mettant structurellement sur le même plan et à la fois en laissant jouer leur irréductible différence. Ces «éléments», avec la double perspective qui les caractérisent, peuvent être nommés «thèmes», au niveau le plus abstrait, et ainsi se placer dans une analogie avec la composition musicale.

 

Qu’en est-il des effets de ma maladie sur le surgissement d’un tel sentiment musical? Les traitements de chimiothérapie ont sur le corps des effets violents et, sous de nombreux aspects, ils altèrent le fonctionnement organique normal et créent une sorte de corps alternatif de la maladie. Avec, en plus, les effets sur le plan moral (que tout à coup la mort cesse de n’être qu’un horizon flou pour devenir une échéance concrète et que la douleur devienne une habitude), l’annonce du diagnostic et le début des traitements constituent une véritable dévastation. Mais de ce choc naît malgré tout, avec une acuité surprenante, une forme de «vie» qui n’a pas que des côtés négatifs. Un premier exemple est la société des malades, la connivence et la fraternité entre les malades et entre les malades et les soignants. Une nouvelle forme de vie à laquelle il faut s’adapter, qui permet un regard transformé sur les fondements de l’existence humaine. «L’instant présent» prend alors une actualité et une intensité inconcevables dans d’autres parties de la vie. Cette proéminence du «présent» explique probablement qu’une altération de mon acuité auditive se soit traduite par une transformation de mon appréhension de la musique. Dans ma tête, le flux musical semble se transposer directement, sans effort d’analyse, en architectures déployées dans l’espace. Une sorte de visualisation spontanée des structures musicales, à un niveau d’abstraction qui les rend applicables à toutes matières. Nul doute pour moi que cette faculté contemplative venue de la maladie a eu un effet décisif sur ce que je nomme la composition quasi-musicale de ce film. Je pourrais dire des choses comparables au sujet de la poésie, où les images se placent d’elles-mêmes dans un espace mental presque mallarméen.

 

Ainsi, contrebalançant l’analogie avec la composition musicale, il me vient l’idée d’une analogie avec l’écriture de la poésie où il s’agit de laisser bouger librement les éléments sonores et visuels dans leur réseaux sémantiques propres et d’être attentif aux connexions de sens inattendues. Dans cette perspective, les «éléments» sonores et visuels sont comme des monades, entités fermées qui communiquent entre elles selon leur potentiel énergétique, comme par décharge électrique. Encore une affaire d’interférence où le sens apparaît comme fulgurance qui brille selon les détours de la construction formelle. De ce point de vue, c’est le film dans le procès de sa génèse qui règle l’apparition du sens et non le sens qui mène le cours du film. Peut-être n’y-a-t-il que le cinéma qui permette, par un tel balancement entre différentes zones sensorielles, entre différents registres de sens et de construction formelle, de s’avancer dans des zones aussi hasardeuses. Entre l’impression d’être en train d’écrire de la poésie et celle d’être en train de faire de la musique, c’est là l’état créatif dans lequel je me suis trouvé pendant la réalisation de ce film. C’est ainsi que ce long métrage a été créé. Et c’est désormais mon espace de travail.