Le mont Fuji vu d’un train en marche – Entrevue

Entrevue avec Karine Boulanger de Vidéographe au sujet du film Le mont Fuji vu d’un train en marche

-Le mont Fuji est sans doute le plus célèbres des « lieux et monuments » explorés dans la série du même nom. Pourquoi ce choix?

Le projet Lieux et monuments atteint ici une sorte de point limite. Au départ, il était très centré sur des endroits bien précis, très délimité spatialement. Prendre la totalité d’un pays comme argument d’un film Lieux et monuments, imposait de choisir un monument à cette mesure, et au Japon, cela ne pouvait être que le mont Fuji. Mais géographiquement, le mont Fuji n’est pas ce qu’on appelle un «lieu». Il constitue une masse si énorme qu’il englobe une région entière. Ça ne peut pas être filmé de la même façon que, par exemple, le bas-relief de Praha-Florenc. Il fallait une autre sorte de mise en scène: le train. Et le «train» impliquait aussi une sorte de mythologie personnelle autour du film Fuji de Robert Breer. Pour faire son célèbre film, celui-ci avait filmé le mont Fuji d’un train en marche. J’avais vu le mont Fuji plusieurs fois en avion, au soleil couchant en plus. Mais je n’étais pas arrivé à le voir, et encore moins le filmer, en passant devant la montagne à bord d’un train. Ça s’est finalement passé le 19 janvier 2019, le jour de mes 75 ans. Ce tournage a eu pour moi une grande importance affective.  Ma fascination de longue date pour les volcans entre aussi en jeu, déclenchant l’association volcan-séisme-catastrophes nucléaires.

-Quels choix esthétiques et plastiques avez-vous faits pour le film (dessins, animation, etc.)? Comment s’y intègrent l’art et la culture japonaise?

Le film se situe, stylistiquement, dans la continuité de la série Lieux et monuments, films composites imbriquant des tournages réels faits selon un protocole bien précis, des manipulations numériques visant à altérer l’espace et le temps, et des incrustations d’animation visant à libérer l’énergie potentielle enfermée dans le flux filmique. Ce qu’il y a de particulier dans Le mont Fuji …, c’est l’importance qu’y prend l’animation gravée directement sur pellicule. Ça, bien au-delà du film, c’est une histoire qui met en jeu la totalité de ma carrière. Mes premiers films ont été gravés sur pellicule, suivant les exemples de Norman McLaren et Len Lye, et cette technique a occupé le centre de mon travail pendant longtemps, selon différentes modalités. J’en ai même fait une sorte de mystique. Aux débuts des années 2000, je l’ai abandonné au profit du numérique, abandon que je croyais définitif. Mais vers 2015, la gravure sur pellicule est revenue dans mon travail à l’occasion d’une performance en hommage à McLaren. J’ai pris ça très au sérieux et j’ai entrepris une sorte de grand exercice visant à orienter ce retour vers de nouveau territoire. La volonté d’explorer les connexions possibles entre la gravure sur pellicule et la calligraphie orientale est apparue dans ce contexte. L’initiation à la calligraphie japonaise a été un des buts de ma résidence artistique à Tokyo, en novembre 2018. C’est aussi au cours de ce voyage que j’ai amassé la plupart des éléments qui composent ce film. Le mont Fuji vu d’un train en marche est ainsi une sorte d’apothéose de cette réappropriation de la gravure sur pellicule dans mon travail et il est profondément marqué des leçons tirées de la calligraphie japonaise. Les collaborations avec des artistes japonais, notamment avec le danseur et chorégraphe Teita Iwabushi, ont également laissé des traces importantes dans le film.

-Le train et le cinéma ont une longue histoire commune. Quel rôle joue le train dans votre film et dans le paysage japonais?

Dans le protocole de tournage de mes films Lieux et monuments, il y a un clin d’œil aux films Lumière et à leur méthode de tournage. Et parmi les plus célèbres, il y a L’arrivée d’un train dans la gare de Ciotat. Ça a été le début d’une longue histoire d’affinités entre le train et le cinéma, entre autres le passage du paysage dans la fenêtre du train comme expression de l’essence du panoramique. Il y a aussi que le développement du Japon est très lié à l’expansion du réseau ferroviaire. Le voyage en train y est une chose très ritualisée. Les Japonais sont aussi les inventeurs du train à haute vitesse, le Shinkansen. J’ai déjà mentionné le film Fuji de Robert Breer qui vraiment est un film de train. Et au fond, j’aime beaucoup le bruit du train. Dans la première séquence du film qui se situe dans le café de la gare de Mishima, j’ai essayé de transposer cinématographiquement la profonde vibration du lieu au moment du passage en gare des Shikansen roulant à au-delà de 400 km à l’heure.