Au sujet de l’éradication de «O Picasso – Tableaux d’une surexposition»

J’avais pensé que le commentaire sur l’interdiction (et même l’éradication) de mon film O Picasso, tableau d’une surexposition serait la première entrée de mon blog l’hiver dernier. Et voilà que je retarde sans arrêt de le faire. Il est plus que temps que je m’attelle à la tâche. Je croyais pouvoir obtenir de l’ONF un Quick Time de qualité du film. J’ai appris aujourd’hui que pour obtenir cela, je devrais signer une déclaration solennelle comme quoi je ne ferais aucune diffusion du film. Il y a présentement à l’ONF interdiction de sortir des voûtes aucun élément qui a trait à ce film. C’est probablement ce qui me décide aujourd’hui de me mettre au travail.

Je rappelle d’abord, pour mémoire, que O Picasso – tableaux d’une surexposition (pour alléger le texte, j’écrirai désormais O Picasso…, à ne pas confondre avec O Picasso ! de Gilles Carle) fut produit par un studio documentaire de l’ONF en marge de la grande exposition Picasso qui avait eu lieu cette année là au Musée des Beaux Arts de Montréal. Il s’agissait d’un film satellite du film de Gilles Carle. J’avais accepté de faire des séquences d’animation pour le film de Gilles (celui-là co-produite par l’ONF et l’ACPAV) avec comme condition que je pouvais réaliser en parallèle mon propre film avec l’ensemble des éléments que je soumettais à la production du documentaire. Ce qui fut fait. L’ensemble de l’opération fut fait au vue et au sus du Musée des beaux-arts de Montréal. L’exposition était soutenue par la famille Picasso en la personne de Jacqueline Picasso elle-même. Je ne sais pas complètement qui a vu quoi à l’époque (sinon que le directeur du musée Pierre Théberge m’avait fait savoir son appréciation du film) mais j’avais l’impression de travailler à l’intérieur de la grande opération Picasso qui alors avait lieu à Montréal. Il est sûr qu’au sein de ce concert, mon film avait un ton un peu irrévérencieux, mais premièrement, l’irrévérence ne s’adressait pas à l’œuvre de Picasso mais plutôt au lien hautement proclamé entre le monde des affaires et le Musée et, deuxièmement, il me semblait bien que l’irrévérence faisait partie de la manière de Picasso et qu’en cela je m’en inspirait.

Les choses ont commencé à dérailler lorsque des droits ont été réclamés à l’ONF par la succession Picasso (via un organisme de perception qui aujourd’hui n’existe plus et dont le nom m’échappe) pour l’utilisation des images de Picasso dans les deux films. Dans le film de Gilles Carle, il y avait effectivement des reproductions d’œuvres de Picasso, ce qui pouvait motiver une telle prétention. Il en allait différemment de mon film qui ne contenait strictement aucune image de Picasso. Il était certes fait de très nombreuses références à des toiles de Picasso, des copies, des «inspirés de…», mais aucune reproduction comme telle. J’avais alors été étonné que l’ONF accepte de payer des droits pour mon film. La véritable erreur fut faite à ce moment-là car en reconnaissant par cette entente qu’il y avait matière à paiement de droit, l’ONF se liait les mains pour l’avenir et devenait vulnérable aux rebondissements récents. En tant que réalisateur, je n’avais pas droit au chapitre en ces matières. Une entente fut donc conclue pour vingt ans et la diffusion du film a suivi son petit bonhomme de chemin pendant toute ces années, avec comme point culminant la projection au Festival d’Annecy au sein d’une rétrospective qui m’était consacrée en 1997.

Au cours de la dernière année, dans le cadre de la préparation de l’édition DVD de l’ensemble de mes films, l’ONF a dû renégocier avec la succession Picasso les droits qui arrivaient bientôt à échéance. Ce qui s’annonçait comme une simple formalité a viré à la catastrophe. Une entente a rapidement été conclue avec la SOCAN qui s’occupe maintenant de la perception de tels droits. L’entente devait tout de même être soumise à la succession qui a demandé à voir le film. Sur visionnement du film, les responsables de la succession l’ont jugé irrespectueux et trop éloigné de l’œuvre. Ici je dois préciser que je ne rapporte les faits que par ouie dire car on ne m’a pas permis de voir de première main le contenu de la correspondance entre l’ONF et la succession Picasso, je ne connais donc pas de façon précise les termes de l’argumentation contre le film. Chose certaine, l’argument à l’effet que le film soit «trop éloigné» de l’œuvre du maître (si c’est bien ainsi qu’on s’est exprimé) me semble difficilement compatible avec la prétention de réclamer des droits sur les images. Jusqu’à quel point les héritiers ont-il le droit de décider eux-mêmes si des commentaires tant visuels qu’écrits sur une œuvre qui a aussi fortement marqué l’art du siècle dernier sont couvert par les droits d’auteur? Je reviens la-dessus.

Bref la situation actuelle se résume au fait que la succession Picasso a non seulement irrévocablement décidé de ne pas accorder le renouvellement des droits pour O Picasso…et d’interdire toute forme de distribution du film, mais a dénoncé rétroactivement l’entente qui avait été conclue en 1988 sous prétexte que le film n’avait pas alors été visionné par les héritiers (à ce que je sache, on n’avait pas demandé qu’un tel visionnement ait lieu) faisant ainsi peser la menace d’une poursuite contre l’ONF pour avoir distribué le film de mauvaise foi pendant vingt ans. En conséquence, O Picasso… n’a pas été inclus dans la compilation DVD de mes films et, à toute fin pratique. a été retiré du catalogue de l’ONF. Mon film n’existe plus.

Au delà des implications légales de la situation, il est sûr que c’est une chose extrêmement douloureuse pour moi de voir ainsi un de mes films disparaître. D’autant que ce film occupe une place tout à fait singulière dans mon œuvre. J’avais à cette occasion expérimenté un petit système formel que j’appelais «cycles décalés». Chacune des parties du film constituait une expérimentation particulière de ce principe. C’est cette expérimentation qui en 2000 a servi de point de départ à l’écriture par mon collègue musicien Bob Ostertag du logiciel dont je me sert encore aujourd’hui pour faire des performances d’animation en direct. C’est donc un maillon essentiel pour comprendre la continuité de mon travail qui vient de disparaître.

Comment comprendre les motifs de la succession Picasso dans cette décision qui, si on ne regarde pas la situation plus largement, a toute les apparences d’une défense, un peu étroite certes, de l’intégrité et de l’honneur de l’œuvre du maître. Hors si on n’y regarde de plus près, il n’en est rien. Pour s’en convaincre, il suffit de jeter un coup d’oeil sur le site du constructeur automobile français Citroën et d’examiner la page consacrée au modèle Xara Picasso. On y trouve une vidéo promotionnelle consacrée à cette voiture à laquel sont intégrées de façon totalement arbitraire un certain nombre de toiles de Picasso. Dans certain cas, il s’agit de contresens absolus. Par exemple, que penser de l’association d’un dessin de colombe de Picasso à un oiseau qui vole au dessus de la voiture qui roule allègrement vers la plage quant on sait que les colombes de Picasso ont constitué sa contribution au mouvement pour la paix animé dans les années 50 par l’Union soviétique et les partis communistes à travers le monde. Du point de vue de l’œuvre c’est indéfendable, pourtant il est évident que cette utilisation de l’œuvre de Picasso à des fins publicitaires n’a pu se faire sans être autorisée par les héritiers. Il semble que dans ce cas, où de gros sous ont dû roulé sur la table, la préoccupation de défendre l’intégrité de l’œuvre ne semble pas avoir pesé lourd.

J’en conclu que ce qui gène dans mon film c’est sa dimension irrévérencieuse et critique et que la véritable préoccupation des héritiers n’est pas tant la défense de l’œuvre, qui ne saurait de toute façon se faire à coup d’interdiction, que la défense d’une image de marque et d’un fond de commerce. Empêcher autant que possible ce qui pourrait entacher le potentiel commercial du patrimoine Picasso et le profit maximal qu’on peut en tirer. À cet égard, je ne crois pas que mon film soit bien menaçant, on a affaire à une bête attitude de boutiquier prèt a étouffer sans trop réfléchir tout ce qui pourrait peut-être un peu nuire au commerce.

Je ne suis pas un spécialiste de la dimension légale de l’affaire mais je me permettrai quelques commentaires de sens commun. Plusieurs aspects de cette histoire me semblent douteux d’un point de vue légal. Premièrement, il y a le fait d’avoir dû (ou d’avoir accepter de) payer des droits en 1988 alors que, strictement, il n’y a pas d’images comme je l’ai expliqué plus haut. Jusqu’à quel degré de ressemblance des images sont-elles couvertes par les droits des héritiers? Comment est-ce qu’on détermine cela? Je ne suis pas sûr qu’il y ait une jurisprudence bien abondante pour reconnaître plus que des droits sur la simple et exacte reproduction mécanique des oeuvres elles-même. Deuxièmement, y a le fait de dénoncer rétroactivement une entente passée qui avait pourtant été conclue avec les mandataires reconnus (à l’époque) des héritiers. L’argument à l’effet que les héritiers n’avaient pas pu visionner le film me semble particulièrement optus. Il me semble que le fait que les sommes payées à l’époque aient été effectivement perçues par la succession devrait trancher la question. Troisièmement, l’argument à l’effet que le film est trop éloigné de l’oeuvre de Picasso (si vraiment cela a été formulé de cette manière, comme je l’ai dit, je ne suis pas en mesure de le vérifier à cause de la méfiance que les services juridiques de l’ONF entretiennent à mon égard) me semble jouer à l’inverse du fait qu’il y ait un droit de regard des héritiers. Si c’est trop éloigné, alors ça ne devrait pas les concerner, il me semble. En fait, le fond de l’affaire est de savoir si les droits d’auteurs (ou dans ce cas plutôt les droits des héritiers) sur une oeuvre couvrent les commentaires de toutes sortes qui peuvent être faits sur l’oeuvre. Cela serait une incroyable entorse à la liberté d’expression qu’il en soit ainsi. Mais en tout ceci, je n’ai pas particulièrement l’impression de défendre «ma» liberté d’expression, mais plutôt l’intégrité de l’espace public qui est essentielle à toute idée de démocratie.

Pour en finir avec ma discussion des aspects légaux de cette affaire, je dirai que je trouve que la Succession Picasso à fait de l’intimidation légale et que les services légaux de l’ONF ont eu une attitude singulièrement frileuse. Évidemment ce n’est là que l’opinion d’un inculte légal. Mais ma décepcion en ce qui concerne l’attitude de l’ONF dans cette affaire est plus profonde que cela. Je peux tout à fait concevoir qu’une institution d’état comme l’ONF doive être particulièrement rigoureuse en matière de droits, d’autant plus que la jurisprudence devient de plus en plus lourde en ces matières. Mais par ailleurs, étant donné que l’intégrité de l’espace public, son existence même, est de plus en plus grugé au nom de toute sortes de droits particuliers – vision assez expansive du droit d’auteur, droit à l’image, etc. (je discute de tout ceci dans la suite du texte), je pense que l’ONF devrait avoir une responsabilité de défence de l’intégrité de l’espace public au moins aussi grande que celle du respect des droits.

Je me rend bien compte que je m’avance ici sur un terrain glissant, un peu en porte à faux par rapport au sentiment commun dans les milieux artistiques, qui, face aux nouvelles situations créée par l’Internet, met plutôt l’accent sur la défence du droit d’auteur. Je ne conteste évidemment pas le droit des artistes à pouvoir obtenir une juste rénumération de leur travail. Mais il me semble que l’extension des droits privés (droits d’auteurs, droit à l’images etc.) à laquelle on assiste présentement se fait au dépens de l’intégrité et même de l’existence de «l’espace public». En l’occurence, il me semble aujourd’hui impossible de traiter de la question des droits d’auteurs sans soulever du même coup la question de la défense de «l’espace public» qui est beaucoup plus qu’un simple espace de conciliation générale des droits privés des uns et des autres. «L’espace public» est me semble-t-il la condition même de la démocratie et, également, la condition même de l’art.

En effet, lorsque un artiste crée une oeuvre, il me semble que quelque soit la nature de l’oeuvre, sa discipline, ses intentions, le fait de s’avancer dans l’espace public, le passage de la sphère privée, intime, de l’artiste à la sphère publique du bien commun, constitue un élément essentiel de ce qui définie une oeuvre d’art.

(à suivre)