Notes sur la performance Scratch – Marina Estela Graça

Notes de Marina Estela Graça suite à la performance de Pierre Hébert, avec Fernando Mota

Au Cinéma Sao Jorge, Lisbonne, 28 mars 2019

 

Je crois que c’est la quatrième performance que je vois.

La première – à la Cinémathèque Québécoise, 2000.

La deuxième – au Théâtre Rivoli à Porto, 2001, avec le contrebassiste Carlos Bica.

La troisième – à Faro, avec Bob Ostertag.

La quatrième – celle-ci

 

1.

Une salle remplie de monde. Un écran. Deux projecteurs 16 mm. Une table sur laquelle les projecteurs sont posés. Deux tables lumineuses, chacune à la droite du projecteur respectif. Deux assistantes, deux filles, chacune ayant pour fonction de veiller à ce que la boucle du film qui se détache de la bobine et qui tombe dans une caisse sur le sol ne fasse pas de nœuds (il y en aura et le film sera collé par Pierre Hébert avec une vieille colleuse 16mm, aussi ancienne que les projecteurs), deux chaises vides, attendant Pierre Hébert, qui doit se lever et s’asseoir plusieurs fois sur chacune d’elles à côté de l’une et l’autre des filles. Fernando Mota, avec les divers équipements et matériaux qu’il utilise pour créer les sonsons qui enveloppent la performance, se trouve à gauche de la salle, à côté de l’écran. Je suis assise immédiatement derrière la chaise la plus à gauche occupée par Pierre Hébert (Pedro Serrazina est assis à ma droite). Fernando Galrito photographie et filme les mains de Pierre Hébert pendant le début de la performance. Au moins deux caméramen enregistrent l’ensemble.

 

2.

La pression temporelle (Tarkowski)

Le temps réel de la réalisation du film, qui coïncide avec le temps de projection et ne correspond pas à ce qui est sur les deux boucles de pellicule (chacune sur un de deux projecteurs, les images se superposant sur le même écran). Il y a des «films» et pas seulement un film: le temps de projection est un, les deux films coïncident mais ce que nous voyons à l’écran n’existe physiquement sur aucun des photogrammes. Au début du processus, tous les photogrammes sont vides. À la fin, certains d’entre eux ont une image.

 

3.

Il y a risque (Benjamin), anxiété, toutes deux issues de l’observation des mouvements de Pierre Hébert (il y a une urgence dans la façon dont les pellicules sont rayés, quand Pierre Hébert se lève pour changer de projecteur et de table lumineuse, on remarque son âge, la fragilité de son corps, l’attention focalisée avec laquelle il regarde le écran). Les films peuvent se casser (et l’un d’eux s’est cassé!).

 

4.

La force contenue du geste (court, méditatif et spasmique) qui grave dans l’espace restreint de chaque photogramme noir 16mm, en maniant un outil coupant. La relation établie avec Len Lye et Norman McLaren.

 

5.

Le corps du cinéaste, animateur, auteur, créateur, en présence, en mouvement, en effort, exposé, vulnérable. 75 ans.

 

6.

La technologie, qui modifie la relation de l’humain avec son espace vital et qui, ce faisant, altère l’intelligence et la conscience humaines en créant des stratégies de routine pour la survie. La performance établit une relation immédiate et sensible avec ce mouvement ontologique. La connexion est concrète et sensible.

 

7.

Le rituel, le mouvement du corps de celui qui établit une frontière / un pont, rendu tangible, et offre à une tribu de personnes qui acceptent de le suivre, qui acceptent cette ouverture d’espace et de temps, qui confie, valorise, apprend et qui partage (en tant que communion) de cette expérience d’épiphanie.

 

8.

L’aura (Benjamin). Le son et l’image qui se combinent pour créer une matérialité aussi concrète qu’évanescente (ce ‘film’ n’a existé qu’une seule fois).

 

9.

Le rituel. La singularité spatio-temporelle créée à partir du créateur, en tant que prêtre / chaman. Le matériel d’aquarium dans lequel nous nous trouvons nous relie et nous identifie.

 

10.

Le geste millénaire qui court-circuite la technologie cinématographique en la questionnant, tout en l’inscrivant dans une ontologie humaine: un être humain qui gratte une surface et laisse une empreinte dans son propre contexte technologique (dispositif Foucault), faisant revivre tous les moments où quelqu’un a gratté une surface depuis le début de l’humanité.

 

11.

Pierre Hébert qui touche au cinéma par le biais de l’animation (André Martin). Le geste qui marque graphiquement le film sans capture photographique, questionne les idéologies qui identifient la photographie à l’essence du cinéma.

 

12.

Enfin, le côté éthique. Savoir que quelqu’un est capable de livrer tout son corps dans ce qu’il fait, en nous emmenant tous avec lui, moi comprise, me permettant de le faire, sans cynisme, sans présomption et sans résistance, sentant que mon choix appartient à la réalité singulière qui m’a été donnée (cadeau).

 

(Marina Estela Graça est une artiste visuelle, animateur, cinéaste, chercheur dans le domaine de l’animation, et professeur à l’Université D’Algarve au Portugal.)